Hicham Lasri a choisi comme toile de fond de son cinquième long métrage les années de plomb. Encore? Il s’était déjà essayé à l’exercice dans Starve your dog (2015) et C’est eux les chiens (2013), avec beaucoup de maladresse.
Cette fois-ci, le réalisateur hyperactif n’a pas raté le coche. Avec Headbang Lullaby, ou Derba f’rass, il a réussi à condenser et à exacerber le sens de la drama et du chaos légendaires et propres à nous, Marocains. Et c’est drôle.
La peur, la servitude et les arrestations arbitraires traversent dignement le film, presque de manière elliptique. Pas besoin de faire des schémas cinématographiques faussement savants pour que le public assimile la situation. Visuellement, Lasri a aussi acquis de la rigueur. Il s’est défait d’une certaine lourdeur esthétique et discursive tout en cultivant son empreinte bordélique.
Le flic qui ne voulait pas être flic
Ça se passe le 11 juin 1986, date du match historique où le Maroc s’est imposé 3 buts à 1 contre le Portugal à Guadalajara, au Mexique, pendant la Coupe du Monde. Daoud, policier romantico-dépressif (parfaitement incarné par Aziz Hattab), est devant son télé- viseur. Ignorant sa femme, il regarde le match (même s’il n’aime pas le foot), et reçoit un coup de fil. L’homme troque son maillot du Mountakhab contre un costume défraîchi et part complètement démotivé en mission : sécuriser un pont sous lequel une personnalité hautement importante pourrait passer dans la journée. Lasri nous plante devant le match avec des débris de spaghettis sur l’écran. Gros point d’interrogation qui trouvera sens plus tard dans le film. Daoud se retrouve dans un no man’s land. Très vite, le moqaddem de douar Coca – lunettes aviator couleur or et djellaba blanche cérémoniale – débarque en fanfare. Biberonné à l’autoritarisme, le personnage (là aussi divinement interprété par Ben Aïssa El Jirari) est un admirateur invétéré du Makhzen et une drama queen incontestable. Il tient à savoir quelle personnalité importante va passer à côté de son douar. Entre alors en scène Larbi, un merda censé assister le malheureux policier. Joué avec brio par Adil Abatourab, le personnage est un macho un peu futile mais attendrissant à souhait. Larbi envoie balader le moqaddem, qui n’en démord pas.
“Alors, qui va passer? (…) Nari yakma El Basri ?”
La scène suivante plantera l’esprit complètement absurde du film. Pour faire bonne impression, l’agent du Makhzen se retire un moment et revient avec un cortège invoquant Dieu et portant avec solennité le petit déjeuner pour ses invités. Il demande à Larbi : “ Alors, qui va passer ? Le caïd ? Le pacha ? Le maire ? Nari yakma El Basri ?” Le merda le tient en haleine puis dessine une couronne sur sa tête. Là, on assiste à l’une des performances les plus tordantes de Derba f’rass. L’inconditionnel homme du Makhzen retient son souffle, s’embrasse la main des deux côtés, s’arrête un moment comme ému ou tétanisé à l’idée que Hassan II puisse passer à côté de son fief et sort du tréfonds de ses tripes un “Aâcha El Malik, Allah Akbar, au Djihad !” Commence alors une invocation hystérique et euphorique de Dieu et Sidna zine en chœur et dans une cacophonie absolue. Une scène d’hystérie et d’imploration au souverain toujours d’actualité. A mourir de rire. D’ailleurs, dans Headbang Lullaby, les scènes de foules sont toutes surréalistes, absurdes, mais tellement géniales. Hicham Lasri y pousse les traits de l’ardeur et l’enthousiasme des Marocains à l’extrême.
Angoisse à douar Coca
Comme celle où Larbi se casse ridiculement une jambe. Il est porté jusqu’à une baraque de douar Coca dans un brouhaha angoissant qui emplit l’espace et le temps. Le modeste salon est blindé de monde. Ça crie de partout et l’espace devient une fournaise. Pendant ce temps, Daoud est au bord de l’implosion. Lasri joue sur la lumière, avec des tons sombres et acres (qui rappellent les tonalités du peintre néerlandais Rembrandt). Sur Derba f’rass, le réalisateur s’est aussi donné la liberté de composer avec des couleurs vives et saturées (surtout pour les scènes en extérieur). Ça rappelle les tonalités de Jean-Pierre Jeunet (et sa dominante jaune), celles de Wes Anderson (et son explosion de couleurs) ou encore l’esthétique baroque de Dario Argento dans Suspiria. Ce qui confère un effet stylisé aux images, à la limite du fantastique.
Le temps passe, Hassan II toujours pas, mais la pression ne retombe pas du côté de Daoud. Le flic doit faire face au très motivé moqaddem qui n’hésite pas à sortir les palmiers, la chaux et Tebbala (les tambours) pour ambiancer le chantier avant le passage du souverain. Il tente, à plusieurs reprises, de se soustraire au chaos et à l’absurdité de sa poisseuse journée en discutant avec un jeune footeux malicieux (dont le père a été raflé en marge des émeutes de 1981) ou en draguant une jeune fille. Il pense aussi à sa femme. Cette femme qu’il a quittée en mauvais termes plus tôt. Et ça n’arrange pas sa misérable situation…
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