"Sexualité et célibat au Maroc": l'étude qui décrypte le tabou du sexe avant le mariage

Virginité, réfection d'hymen, honneur, discrétion, expertise sexuelle, pornographie, prostitution... voici pêle-mêle les thèmes abordés par la sociologue Sanaa El Aji.

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Sanaa El Aji et Abdellah Tourabi, le 25 octobre à l'Institut français de Casablanca

Pour la conférence animée par Sanaa El Aji, l’Institut français de Casablanca a véritablement fait salle comble le 25 octobre. Certains se sont assis sur le sol de la scène, d’autres, moins chanceux, n’ont pas pu entrer. C’est peu de dire que le thème choisi , « Sexualité et célibat », passionne au Maroc.

Femmes, hommes, jeunes et moins jeunes, voilées et non voilées… l’auditoire était hétérogène, à l’image de la société marocaine. Sanaa El Aji a consacré 6 ans à l’étude sociologique des pratiques sexuelles avant le mariage au Maroc. Ces dernières sont pour elle étroitement corrélées aux dynamiques sociales. « Le sexuel et le non sexuel sont intimement liés« , martèle la sociologue qui a aussi la casquette d’une journaliste à la plume rodée aux sujets de société.

Alors que la sexualité, toujours considérée comme taboue, doit être discrète, le corps de la femme est pourtant un sujet de société et « appartient finalement à tout le monde« . Un des nombreux paradoxes que Sanaa El Aji décrypte avec finesse et humour, à grand renfort d’exemples qui ont provoqué rires et applaudissements d’une salle galvanisée.

L’hymen, une « monnaie d’échange sur le marché matrimonial »

La question de la virginité est symptomatique du malaise de la société marocaine. Elle caractérise le fossé existant entre la norme sociale d’origine religieuse et la réalité des pratiques sexuelles. « Il y a une féminisation de l’honneur, dans le sens où le corps féminin devient vecteur des valeurs traditionnelles. On considère toujours l’hymen comme étant la preuve de l’honnêteté de la femme, même si la norme sociale a intégré de manière quasi majoritaire que les femmes peuvent avoir des rapports sexuels tout en restant vierges, ou même pratiquer la pénétration en retrouvant leur virginité par la suite. C’est devenu une nouvelle norme tacite de la société », analyse Sanaa El Aji.

De fait, la réfection d’hymen est devenue une pratique courante: « l’hymen chinois peut se vendre 49 dollars sur Internet, et l’opération de reconstruction de l’hymen coûte entre 2.000 et 4.000 dirhams chez le médecin« , précise la sociologue, qui définit l’hymen comme une « monnaie d’échange sur le marché matrimonial ». Selon elle, « nous vivons la fin de la disparition définitive de l’hymen, parce qu’il peut être reproduit à l’infini grâce à la science et au commerce« .

Mais si l’on réclame aux femmes de la discrétion, « afficher un hymen intact et ne pas montrer d’expertise sexuelle avant le mariage« , la réciproque n’existe pas pour les hommes. Au contraire, « la virginité les dévalorise. Alors qu’une femme qui ‘sait’ est une putain, un homme qui ‘sait’ acquiert plus de virilité ».

Un enjeu de domination intériorisé par les femmes elles-mêmes: « quand j’interrogeais les femmes, elles me disaient qu’il était hors de question pour elles de se marier avec un homme qui n’a pas d’expertise sexuelle, car s’il est ‘rassasié’ il ne sera pas tenté d’avoir des relations extraconjugales« .

Sanaa El Aji constate par ailleurs que le cadre normatif religieux, qui interdit les relations sexuelles avant le mariage, n’est donc mobilisé que pour les femmes, bien qu’il concerne à la base les deux sexes. S’agissant du recours au religieux pour justifier les interdits, la sociologue a également fait un constat intéressant: « de manière spontanée, les personnes interviewées parlent de religion, mais on se rend compte en avançant dans l’entretien qu’elles mettent la religion sur leur propre ligne rouge. Par exemple, une femme va avoir certaines pratiques, mais lorsqu’elle arrive à sa propre ligne rouge, elle va invoquer la religion pour justifier l’interdit« .

« Le problème n’est pas de faire, c’est de l’assumer »

Sanaa El Aji met le doigt sur l’un des nœuds du problème: l’hypocrisie sociale qui implique que toute pratique sexuelle extraconjugale doit être dissimulée. Elle prend l’exemple de l’affaire du baiser de Nador qui avait déchaîné les passions fin 2013: « ce qui a dérangé, ce n’était pas le baiser en tant que tel, c’est que les adolescents l’aient partagé sur les réseaux sociaux. Le problème, c’est de l’assumer. De même avec le film Much Loved de Nabil Ayouch, ce qui dérange ce n’est pas que la prostitution existe, c’est qu’on l’affiche« , résume-t-elle.

Elle explicite aussi les subterfuges sur lesquels se repose la société marocaine pour justifier les pratiques sexuelles hors mariage:

Jusqu’au début des années 1990, il y avait des hammams populaires qui étaient consacrés aux hommes  la nuit et aux femmes la journée. Quand une fille qui n’était pas mariée tombait enceinte, on disait « cherbat fil hammam » (« elle a bu au hammam »), c’est-à-dire qu’elle est partie à l’aube au hammam et a aspiré le sperme d’un homme et donc est tombée enceinte. De même, la notion de ‘raged’ aussi, était une manière de cacher des relations sexuelles de la femme alors que le mari était mort, disparu ou en voyage. On disait que l’enfant issu de ces relations était ‘raged’, c’est-à-dire endormi. Cela a existé juridiquement jusqu’en 2004, l’enfant pouvait être endormi pendant 7 ans. Ces stratégies se renouvellent à travers l’histoire, aujourd’hui ce n’est plus ‘raged’ ou ‘cherbat fil hammam’, c’est l’opération de reconstruction de l’hymen. Beaucoup considèrent que l’on vit une ère de débauche, que cela n’existait pas avant…en réalité les pratiques sociales existent toujours, mais évoluent juste dans les outils et les interprétations.

Le porno 17 minutes après le ftour

Les pratiques sexuelles ont en revanche évolué avec l’arrivée des nouvelles technologies, qui ont facilité l’accès à la pornographie. « Jusqu’aux années 1990, pour voir un film porno, c’était très compliqué. Il fallait se débrouiller la cassette, que les parents ne soient pas à la maison et avoir un lecteur qui coûtait relativement cher et n’existait pas dans toutes les familles. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes sont équipés de smartphones, et même dans les milieux défavorisés les cybercafés dans les quartiers populaires coûtent 3 dirhams de l’heure. En étudiant les graphiques de connexion aux sites pornos au Maroc, j’ai observé pendant la période du ramadan que la recherche de sites pornos était faible en journée, mais reprenait le soir, 17 minutes après le ftour. Cela traduit une dépendance. Cela devrait nous inquiéter par rapport à l’impact sur la sexualité des jeunes. L’ordinateur devient un partenaire sexuel à part entière, avec tout ce que cela implique sur le futur parcours sexuel et la relation au corps de la femme » relève encore Sanaa El Aji.

Pour la sociologue, « on pense souvent que l’éducation sexuelle mène vers la débauche. Or, plus on fait des cours d’éducation sexuelle à un jeune âge, plus on retarde le premier rapport sexuel. Aujourd’hui, il y a un système D: les jeunes apprennent soit à travers les films pornos, soit à travers les professionnels du sexe, soit, dans beaucoup de familles marocaines, avec la « petite bonne ». Par la suite, l’enjeu ne devient pas la qualité du rapport sexuel, mais la taille de l’organe sexuel, le nombre de rapports sexuels, les garçons rentrent entre eux dans des compétitions qui peuvent beaucoup affecter leur rapport à leurs partenaires« , regrette Sanaa El Aji.

Sur les relations sexuelles tarifées, la sociologue explique avoir changé de prisme au fil de son étude:

Avant mon travail, je voyais les choses selon un prisme binaire. Mais plus j’avançais, plus je me rendais compte que dans une culture sociale où l’homme doit payer la dot pour avoir le rapport sexuel « halal » – ce qui le valorise aussi dans sa virilité -, et où plus la femme reçoit de biens matériels plus elle est valorisée dans sa féminité, les acteurs sociaux transposent finalement les mécanismes de la femme perçue comme une offrande, y compris dans un cadre qui n’est pas transgressif socialement.

« Quand il y a tension autour de la sexualité, c’est que nous vivons une transition sociale »

Sanaa El Aji décrypte les vents contraires qui agitent actuellement les débats dans la société marocaine. « Schématiquement, nous faisons face à deux camps: le premier – conservateur – qui veut promouvoir le retour à la norme de l’abstinence jusqu’au mariage et le voilement du corps de la femme et le second – moderniste – qui anticipe dans les discours la réalité des pratiques qui existent déjà. Cela veut bien dire, au passage, que l’abstinence n’est aujourd’hui plus un acquis puisque le retour à la norme est devenu une revendication » relève la sociologue.

Elle reprend à son compte une théorie de Michel Foucault, « qui concerne la société française à une certaine époque, mais pourrait concerner notre société marocaine actuelle: quand il y a tension sociale par rapport aux questions de sexualité et au corps de la femme, c’est que nous sommes en train de vivre une transition sociale« . Une transition éminemment liée à la question des libertés individuelles, dont l’émergence permettrait de libérer la sexualité des Marocaines et des Marocains, que celle-ci s’exprime dans le cadre du mariage ou en dehors.

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