Au cours de cet interview menée par nos confrères de TelQuel Arabi, Raïssouni entrevoit dans le comportement des membres du PJD et dans la manière du MUR de traiter les différends du parti un signe de décadence et de désintégration éthique. Qualifiant son opinion de « scientifique et académique« , le cheikh spécialiste en « Maqâsid » de l’islam demande à ses frères de tirer des leçons de la situation actuelle de l’USFP.
Telquel Arabi: Nous sommes le 28 octobre. Un an est passé depuis le déclenchement du Hirak rifain dont les retentissements sont toujours palpables. Comment voyez-vous l’issue de cette crise ?
Ahmed Raïssouni: Je me suis exprimé sur la question et j’ai écrit des articles traitant du sujet. J’ai également contribué, comme tous les membres du comité exécutif du MUR, à l’élaboration d’un communiqué en ce sens. Je pense que les revendications du Hirak sont, somme toute, légitimes et admissibles. Les pouvoirs publics doivent y répondre non seulement à Al Hoceima, mais dans tout le Maroc.
Il y a besoin que les décisions prises par le roi touchent toutes les villes et tous les ministères. Nous affirmons par conséquent que la corruption et les manipulations ambiantes doivent être traitées et punies sans exception, et que la loi soit appliquée.
D’autre part, il est primordial de rappeler que cette affaire révèle quelques exceptions. Si le Rif partage avec d’autres régions et villes marocaines les problèmes liés au développement et aux droits des citoyens, les racines de la crise rifaine demeurent plus anciennes et plus profondes. Elles datent au moins de 1958, lorsqu’un soulèvement similaire – si ce n’est plus tendu – avait embrasé l’ensemble du Rif.
Il a été suivi par celui de 1984 et par deux tremblements de terre en 1994 et 2004 et qui ont, en quelque sorte, accouché du séisme politique que nous vivons actuellement. Enfin, il faut trouver une solution à la culture du cannabis avec de réelles alternatives de développement local.
Que pensez-vous des poursuites judiciaires en cours contre les militants du Hirak ?
Il est juste de dire que ce n’est pas une solution. Il s’agit d’une affaire politique et non juridique qui remonte à 1958 voire aux années 1920. Mais vu que l’État a choisi d’emprunter cette voie, il est devenu difficile de faire marche arrière dans l’immédiat. Par exemple, quand certains parlent de grâce royale, je dis qu’elle ne peut intervenir tant que des jugements définitifs ne sont pas encore émis. Il faudrait donc attendre des mois si ce n’est plus pour que ces jugements tombent.
L’État s’est mis par conséquent dans une situation peu enviable. Ce qu’il serait d’abord judicieux de faire est de mettre un terme aux arrestations, gracier ceux qui ont été jugés, puis accélérer la procédure judiciaire sur les dossiers en cours. Évidemment, ces jugements doivent en fin de compte acquitter ceux qui sont toujours détenus.
Vous avez récemment qualifié le « séisme politique » de « voie réformatrice« . Mais Mohamed Tozy, qui était membre de la commission chargée de la révision de la constitution en 2011, a par exemple dit qu’autant la reddition des comptes est un principe constitutionnel, elle donne à réfléchir sur les rapports de force dans la vie politique du pays. Assistons-nous à un retour de la monarchie exécutive?
Je ne parle pas de la situation politique et constitutionnelle. Je parle plutôt de ces mesures prises par le roi en tant que tel. Il a limogé des responsables qui devaient rendre des comptes sur l’avancement de projets programmés à Al Hoceima. Car parmi eux, se trouvent certains qui symbolisent le Makhzen et en sont des piliers. Ils ont malgré tout été punis.
Et qu’est ce que vous sous-entendez lorsque vous avancez que le PJD a été « infiltré par le diable » et par « les caprices des âmes » ?
C’était en réponse à une question qui a été posée par l’un de vos confrères. Il me demandait si le parti était infiltré. C’est comme si les tensions et autres désaccords au sein du PJD émanaient de l’extérieur. J’ai dit que c’était une interprétation puérile. En religion, l’infiltration ne peut être humaine, elle est l’oeuvre du démon. Donc effectivement, Satan a pénétré dans l’âme des frères du parti (Rires).
Si l’on vous suit bien, vous voulez parler d’une décadence éthique et morale touchant le parti…
Bien sûr. Les vertus du dialogue, du bon jugement, la mise à distance des accusations stériles… Tout cela a laissé place à la diffamation et autres comportements qui ont commencé à ronger les organismes du PJD et parfois même ses dirigeants. J’en conclus que ce sont des actes démoniaques qui transpercent les âmes, et pas une infiltration d’on ne sait quelle entité extérieure.
Le débat sur les valeurs et l’éthique au sein du PJD nous renvoie logiquement à son école de base, le MUR. Que pensez-vous, après tant d’années, de la distinction revendiquée entre un mouvement à vocation prédicatrice et « éducative », et la formation politique que représente le PJD ?
Je continue de voir que nous avons là une expérience extraordinaire. Notamment ces derniers jours où nous avons avec nous, dans le cadre de cette conférence internationale, des frères de Tunisie, d’Algérie et du Machreq. Ils acclament tous ce modèle. Si nous n’avions pas fait initialement le distinguo entre la politique et la prédication, l’actuel conflit au sein du parti aurait pu se répercuter sur le MUR. La digue que nous avons mise en place fait en sorte que le mouvement ne soit pas impacté par les mésaventures du parti, et vice versa. En ce moment, c’est le MUR qui tente de réconcilier la famille PJD.
De quelque façon le MUR aide-t-il le parti à dépasser cette crise?
Notre aide est principalement éducative. Il est de notre rôle de donner conseil à nos frères. Nous le faisons publiquement dans nos communiqués et en privé lors de nos réunions. Aucune synergie n’aurait été possible sans la distinction entre le parti et le mouvement. Le MUR n’est pas atteint par les conflits du PJD et aujourd’hui, il fait partie de la solution, non du problème.
Nombreux sont ceux qui ont comparé la « tempête » du 20 février, suivie de l’accession des islamistes au pouvoir après la Constitution de 2011 au gouvernement d’alternance dirigé par l’USFP après l' »arrêt cardiaque » déclaré par Hassan II et l’intronisation de Mohammed VI. Ne voyez-vous pas à l’aune de cette analyse que le PJD peut subir la même débâcle que l’USFP ?
Dieu donne à tout un chacun le droit de prévoir et d’imaginer. L’USFP est entré dans une phase de fragmentation après la période d’alternance et continue de voir ses résultats s’effriter. Il est bien connu que beaucoup d’Ittihadis voyaient dans l’entrée au gouvernement actuel la dernière chance avant une disparition tragique. Le PJD est loin de connaître cette situation. Mais il doit tirer les leçons du passé. Après tout, il y a cet adage populaire qui dit: « Fais mouiller ta tête si tu vois que l’on a tondu à sec les cheveux de ton frère » (Rires).
Comment voyez-vous la situation interne du parti à l’approche du prochain congrès, en particulier après la récente passe d’armes publique entre Mustapha Ramid et Abdelilah Benkirane?
Lorsqu’elles sont dans les limites du respect mutuel, les joutes verbales rentrent tout simplement dans le cadre de la liberté de pensée, que ce soit au sein des institutions ou à l’extérieur. C’est pour cela que nous prévenons nos deux frères de tout dérapage qui puisse s’avérer irréversible. Jusqu’à présent, je ne pense pas que les déclarations de l’un ou l’autre révèlent une inimitié.
Quant au congrès, je ne saurais vous dire comment cela va se passer. On peut assister à un retour à la normale ou bien à un creusement du fossé entre deux courants distincts. Il m’est difficile de savoir comment les âmes humaines interagissent en elles, ou s’il y aura des influences de l’extérieur… Je ne peux pas prédire, surtout parce que je ne suis pas personnellement partie prenante. Je regarderai de loin ce qui s’y passera, comme tout autre observateur.
Justement, on a pu observer lors des récentes élections partielles un recul significatif du score affiché par le PJD, en particulier dans certains bastions tels qu’Agadir. Ne faut-il pas y voir la déception des électeurs et sympathisants ?
Non. Ce n’est pas la raison. Les campagnes électorales partielles ne sont en rien comparables avec les conventionnelles. Et puis, le parti lui-même est en rogne. Il souffre des différends qui affectent son capital sympathie. Je pense que le « blocage » et ses conséquences ont eu un impact très limité, mais les facteurs demeurent multiples.
En déduisez-vous que la façon avec laquelle le parti a réussi à dépasser la période du « blocage » était la bonne?
Je pense que les décisions institutionnelles sont toujours les meilleures. Du moins, elles restent les plus optimales si une décision ultime n’est pas à la portée. Me basant sur cela, je dis que le secrétariat général et les organismes du parti se sont réunis, et le Conseil national a décidé de la suite. Et en tout état de cause, le secrétariat général a approuvé les noms des ministres choisis par le Conseil.
Les institutions ont pu travailler. Je suis souvent de l’avis des décisions qui en découlent. C’est dans ma nature et mon éducation, que ce soit au sein du MUR ou du PJD. Cela me convient, tant que le parti est bien celui qui a décidé de diriger le gouvernement et qu’il a accepté la nomination d’El Othmani. C’était le mieux qui pouvait être fait.
Cela nous conduit à la polémique autour de la candidature de Benkirane pour un troisième mandat de secrétaire général. Êtes-vous toujours contre cette idée?
Mon opinion à ce sujet ne date pas d’hier. Cela fait plus de 20 ans que je disserte sur la question. Mon avis n’a pas changé. Je rejette les exceptions et je refuse toute forme de violation.
Considérez-vous donc qu’il s’agit d’un principe figé, même si le contexte historique change et que l’intérêt supérieur doit être évalué à sa juste valeur?
Je vous le dis très clairement: si un parti ne dispose que d’une seule personne capable de mener des réformes, il est préférable de l’enterrer immédiatement. Quant à moi, je pense que le PJD dispose de dizaines de cadres à même de prendre le leadership, pas seulement un ou trois. Le parti ne doit pas rester otage d’une pensée étroite. Mon avis n’est donc pas uniquement lié à la question d’un troisième mandat. Il s’agit d’une vieille prise de position fondée sur des principes, mais aussi sur un avis scientifique.
Qu’est-ce qui fait de cela une opinion scientifique?
Je l’ai écrit dans mon livre intitulé « La Choura dans la bataille pour la construction« . Tout chercheur ou simple lecteur y trouvera que même dans l’histoire islamique, il y a eu des États limités dans le temps. Et dans l’histoire du Maroc en particulier, il y a une expérience, peut-être la première dans l’histoire de l’humanité. Elle vient des Almohades (empire amazigh de 1121 à 1269) qui étaient nommés par des « Qadis » (Juges) pour quatre ans, sans possibilité de rempiler pour le titre de sultan.
Certains pensent que les États limités dans le temps sont en contradiction avec les préceptes de l’islam, arguant que les « Califes bien guidés » ont gouverné jusqu’à leur mort. Mais j’ai montré dans mon livre que cela n’est pas vrai, et qu’il nous est permis d’apprécier et de juger. Tout changement est humain. Il est alors de notre droit, ou, disons scientifiquement correct, de limiter les responsabilités dans le temps. C’est plus bénéfique à mon sens, et ça garantit une mobilité dans les institutions et les instances.
Comment évaluez-vous le travail d’El Othmani à la tête du gouvernement?
Je n’entre pas dans ce genre de détails. De façon générale, je dirai qu’à peine El Othmani a prononcé le mot « Bismilah » que l’opinion publique, le parlement et les partis politiques ont commencé à le tancer. Je n’ai pas de jugement à prononcer. C’est quelqu’un que je connais personnellement. Mais je n’ai pas d’opinion à donner sur son rendement en tant que chef du gouvernement.
Comment envisagez-vous le devenir de la démocratie et de la transition démocratique au Maroc?
Sur cette question, le Maroc est encore au stade de balbutiement. « Kayte7 w ynod » (Il trébuche puis se relève) comme on dit en Darija, ou bien qu’il se relève avant de trébucher à nouveau (Rires). Le parcours est chancelant, à un rythme ralenti et avec des arrêts répétitifs. C’est la situation présente. J’espère voir le Maroc se relever une bonne fois pour toutes et aller dans une seule direction.
Au nord nous avons l’Espagne qui a été une dictature il y a 40 ans. Le général Franco fut le plus célèbre dictateur de l’histoire récente en Europe, mais le pays a réussi à se développer. Chez nous, malheureusement, la démocratie est en fonction des circonstances, entre déclenchements, reculs et redémarrages. Après tout, c’est une réalité que tout monde connaît. Ce que je dis n’est pas nouveau.
Vous estimez que la responsabilité des partis est trop grande dans cet échec…
Chacun a sa part de responsabilité, y compris vous et moi. Mais bien entendu, les gouvernants restent influents, de sorte que leur responsabilité est plus grande. De même, les électeurs ont à leur tour une responsabilité. Par leur abstention en période d’élections, ou leur acceptation de tirer profit de la corruption électorale, ils se tiennent également comme responsables de la situation actuelle.
Dans quelle mesure le PJD et Abdelilah Benkirane ont-ils réussi selon vous à consolider les acquis démocratiques apportés par la Constitution de 2011?
Le PJD reste un parti de taille, mais il n’est pas le plus fort. Il a fait et continue de faire son possible. Cela vaut pour Abdelilah Benkirane comme pour Saad Eddine El Othmani. Mais l’État a également plusieurs forces. Il y a les pouvoirs du roi et de l’institution monarchique, et il y a d’autres institutions de l’État qui ont un impact très important. Si nous souhaitons mettre en pratique le principe de reddition des comptes, nous devons mettre tout le monde devant ses responsabilités.
Comment voyez-vous la position marocaine sur la crise entre le Qatar et les autres pays du CCG?
Dans son ensemble, je pense que la politique étrangère du Maroc se porte beaucoup mieux que la politique intérieure. Elle est équilibrée, attentive avec un degré raisonnable d’indépendance. Cela se reflète dans son attitude face à la crise du Golfe. Une attitude positive, neutre et pas soumise au chantage ou à la surenchère.
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