Par Jamal Boushaba
Marrakech. Rue Yves Saint Laurent. Vendredi 6 octobre. 9 h du matin. Une petite brigade de jeunes hommes attire l’attention des rares passants par le cliquetis inhabituel de leurs grosses chaussures, étrangement harnachées, dont on comprend l’usage quand on les voit escalader les troncs des palmiers qu’ils s’activent à élaguer.
La rue — une des plus prisées du Kech international — se doit de se faire une petite beauté, en vue de l’événement consé- quent qu’elle s’apprête à accueillir dans quelques jours. Très vite, l’un derrière l’autre, des minibus débarquent, par petites grappes, leur chargement de touristes asiatiques, devant la porte du Jardin Majorelle.
« Oui, ce sont toujours les Asiatiques qui arrivent en premier« , nous confirme-t-on à l’accueil. « Pour mieux en profiter et prendre un maximum de photos, avant la cohue« . Rappelons, au passage, que ledit jardin reçoit quelque 800 000 visiteurs — payants — par an. Nous traversons la rue et marchons les quelques pas qui suffisent pour atteindre la porte du tout frais Musée Yves Saint Laurent Marrakech, où nous attend Björn Dahlström, son directeur, pour une visite privée réservée à TelQuel — la conférence de presse officielle, précédant l’ouverture, n’ayant lieu que le vendredi d’après.
Quarante-deux ans, assez grand, cheveux et barbe noirs taillés courts, élégance décontractée et manières avenantes, l’homme nous consacre une heure et demie de visite détaillée. Autour de nous, on filme, on photographie, on nettoie, on procède aux ultimes réglages. Le tout dans une surprenante sérénité. « Le gros du travail est fait. Nous sommes dans les temps« , nous explique Dahlström.
Né à Casablanca, dans une famille installée au Maroc deux générations avant, il a fait histoire de l’art et muséologie à l’École du Louvre à Paris. Curateur à ses heures (Lion d’or de la meilleure participation nationale à la 50e Biennale de Venise en 2003, avec l’artiste Su Mei Tse), il a longtemps œuvré, en tant que directeur de la programmation, au Musée d’art moderne du Luxembourg, avant de rejoindre, en 2010, la Fondation Jardin Majorelle pour s’occuper du Musée berbère, dont il est toujours directeur.
Une modernité classique
Le mYSLm — c’est son sigle — occupe un terrain de 4.000 m2 . Basses et aveugles, ses deux façades, donnant sur deux rues, s’intègrent très harmonieusement à leur environnement. D’entrée, elles donnent le ton de l’ensemble du projet. Parfaitement moderne, mais d’une modernité marocaine, très années 1930 revisitées.
Le subtil jeu d’alternance des extérieurs (enduit lisse surmonté d’une couronne en brique de terre aux calepinages différenciés, contours arrondis versus angles droits, l’ensemble couleur terracota…) se poursuit à l’intérieur (sols en granito, tour à tour noir ou blanc…). Ambiance à la fois chaleureuse et zen, sereine.
Aucune esbroufe, nulle intention d’épater le visiteur par de spectaculaires effets. Mais une discrète et raffinée dextérité, se traduisant par une remarquable fluidité de la circulation, une exécution parfaite, au millimètre près. Tout cela, à échelle humaine, sans grandiloquence aucune.
Évitant, judicieusement, cette volonté de monumentalité si prisée dans notre contrée — suivez notre regard… Le bâtiment est signé Karl Fournier et Olivier Marty, du studio KO. Réalisé, comme l’ensemble du projet, sous l’œil sourcilleux de son commanditaire, le tout récemment défunt Pierre Bergé.
C’est, disons-le sans crainte, au risque de paraître outrageusement flagorneurs, un petit joyau dans son genre, répondant, avec une rare justesse, au cahier des charges. Un très joli compromis entre passé, présent et futur. Une belle modernité classique. Pas show-off pour un sou. Pas show-room. Pas « geste d’architecte » intempestif. Non. Du cousu main, pour abriter et magnifier le legs d’un des couturiers les plus déterminants du XXe siècle. Sans encore faire partie de la short-list des architectes stars internationaux, le jeune tandem du studio KO a déjà à son actif de belles réalisations — essentiellement des projets privés —, aussi bien au Maroc, en Europe, en Afrique subsaharienne, qu’en Amérique. À Marrakech, on leur doit, entre autres, la conception et l’aménagement de l’incontournable Café de la Poste. Gageons qu’avec le mYSLm, leur notoriété à l’international fera un joli petit bond.
Une troublante immersion
Une fois la porte d’entrée, en verre coulissant, franchie, nous voici dans le hall, face à un petit patio vitré, à la vue et au son délicieusement rafraîchissants. Sur les murs et le sol, uniformément recouverts de bejmat turquoise, la lumière de Marrakech ruisselle.
Tout autour, court une petite séguia, un filet d’eau qui murmure. Et puis, c’est tout. Magistral. À droite, la salle d’exposition Yves Saint Laurent. Un écrin noir, du sol au plafond, de 400 m2 . L’entrée, en chicane, présente, frontalement, comme une œuvre d’art — en réalité, c’en est une —, la cultissime robe Mondrian.
Puis on marche, on s’enfonce dans le monde enchanté de Saint Laurent. Le long des murs, sur des estrades de différentes hauteurs, des mannequins — noirs, évidemment —, arborant une cinquantaine de pièces, choisies parmi les plus emblématiques, se succèdent, selon un subtil déroulé séquentiel : le « Masculin-Féminin » (avec le légendaire smoking pour femme), « le Noir », « l’Afrique et le Maroc » (avec la fameuse « cape bougainvilliers », ainsi que la non moins fameuse robe aux seins coniques et pointus — que reprendra, bien plus tard, à satiété, JeanPaul Gaultier), « les Voyages imaginaires », « les Jardins » et, enfin, « l’Art » (avec, notamment, la célèbre robe-oiseau, selon Braque). Au fond, un immense portrait photographique du couturier — période jeune et beau — par Jean-Loup Sieff.
Toujours au fond, à gauche, des vitrines montrent une sélection de divers accessoires. Sur les murs, en parfaite résonnance avec les pièces présentées, sont projetés, en boucle, des photos, des croquis, des bribes de textes écrits, de/ou sur le Maître. Des sonores, simultanément diffusés, contribuent au fort sentiment d’immersion ressenti par le visiteur. On reconnaît les voix du couturier, de Bergé, de Catherine Deneuve. Émouvant. Troublant. Bravo l’artiste ! En l’occurrence : Christophe Martin. Architecte de formation, ce dernier a, très tôt, manifesté un intérêt particulier pour la scénographie.
Entre 1995 et 1998, il collabore étroitement avec le plus célèbre des metteurs en scène britanniques — ayant révolutionné, en son temps, la notion des arts vivants —, Bob Wilson. En 2005, Pierre Bergé et Yves Saint Laurent le sollicitent pour une première exposition, consacrée uniquement aux smokings pour femme du couturier. Depuis, son nom est associé à la maison. Au Maroc, il est l’auteur de la très belle scénographie du Musée berbère. Aujourd’hui, il planche, à la demande de Lalla Salma, sur celle du futur musée du caftan que doit bientôt abriter le Musée des Oudayas à Rabat.
Une muse appelée Deneuve
Nous quittons la salle d’exposition Yves Saint Laurent pour visiter la salle d’exposition temporaire (120 m2 ) qui accueille, pour l’occasion, la première expo, au Maroc, entièrement consacrée aux peintures de… Jacques Majorelle. En avril, la salle abritera les robes-sculptures du plus original des créateurs de mode marocain, Noureddine Amir.
Repéré par Pierre Bergé lors d’une manifestation collective à l’Institut du monde arabe à Paris, Amir avait déjà eu droit à son solo show au siège de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, avenue Marceau, juste avant que le bâtiment ayant, jadis, abrité la maison de couture, ne soit fermé pour cause de travaux de transformation en… Musée Yves Saint Laurent Paris. Lequel a ouvert le 28 septembre dernier.
Au passage, nous traversons le foyer. Aux murs, des dessins et des photographies témoignant des multiples collaborations du couturier avec moult metteurs en scène et autres chorégraphes (Roland Petit, Buñuel, Truffaut…). Notre regard est attiré par une série de photos de mode mettant en scène Catherine Deneuve. La muse de toujours et amie fidèle de Saint Laurent. Nous la trouvons étonnamment belle, malgré les signes de la maturité.
« C’était en 1995, l’année d’Indochine (le film de Régis Wargnier, inspiré du roman éponyme de Marguerite Duras, où l’actrice crève l’écran, ndlr) », nous informe Dahlström. Et un photographe présent, que nous n’avions pas remarqué, de nous préciser: « Ce sont des ektas, il n’y avait pas encore Photoshop…« .
Nous continuons notre visite avec le bel auditorium de 150 places. Enfin, la bibliothèque. Petite, mais renfermant des trésors : sur la botanique — un legs du paysagiste américain Madison Cox, auteur de la renaissance du Jardin Majorelle, aujourd’hui héritier et légataire de Bergé —, les arts arabo-andalous et amazighs, la mode, évidemment. Elle est ouverte à tous, sur rendez-vous. Nous renonçons à visiter les sous-sols, dotés, nous précise-t-on, des équipements dernier cri pour entreposer et restaurer toutes sortes de pièces textile, matière ô combien difficile à conserver. « Le fait que nous soyons aux normes muséales les plus exigeantes nous permet d’être à même d’accueillir des expositions internationales d’envergure« , conclut notre hôte.
Après les festivités de circonstance — nous ne vous fournirons pas la liste des prestigieuses personnalités attendues —, ayant lieu ce week-end, le Musée Yves Saint Laurent Marrakech ouvrira ses portes au public dimanche 29 octobre, au tarif de 60 dirhams pour les Marocains et résidents au Maroc, et 100 dirhams pour les étrangers. Nous sommes persuadés que, dès lundi 30, à 9h, des minibus déchargeront devant le mYSLm, un à un, leur cargaison de touristes asiatiques, toujours aussi matinaux.
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