Safaa Monqid : « La ville est violente et virile, conçue par les hommes pour les hommes »

Au delà de l'indignation générale suscitée par les vidéos d'agressions sexuelles cet été, c'est la place des femmes dans l'espace urbain marocain qui est questionnée. La sociologue Safaa Monqid explique comment celui-ci reproduit les inégalités entre les sexes.  

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Socio-anthropologue, Safaa Monqid travaille sur les violences faites aux femmes, notamment dans l’espace urbain

Comme tout le monde, la socio-anthropologue Safaa Monqid est triste, choquée par la vidéo de la femme prise à partie par une horde de jeunes hommes à Tanger cet été. Choquée aussi, bien sûr, par celle de la terrible agression sexuelle subie par Zineb, jeune fille handicapée dans un bus à Casablanca. Choquée mais pas surprise, elle qui travaille depuis des années sur les violences faites aux femmes, notamment dans l’espace urbain. Et dont les conclusions rejoignent très largement celles du Haut-Commissariat au Plan à l’issue de son enquête nationale sur la prévalence de la violence à l’égard des femmes (ENPVEF) réalisée en 2009 : « Les femmes ne sont pas toujours en sécurité dans les espaces publics, plus particulièrement dans les villes, et ne peuvent pas jouir, au même titre que les hommes, de ces lieux en raison des violences de toutes les formes perpétrées à leur égard ». Maître de conférences à l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle, Safaa Monqid a publié en 2014 une étude très complète sur la question intitulée Femmes dans la ville. Rabat : de la tradition à la modernité urbaine (éd. Presses universitaires de Rennes). Aujourd’hui, elle analyse pour Telquel les inégalités et les violences faites aux femmes au Maroc sous l’angle de l’aménagement urbain et de l’appropriation de l’espace par les sexes.

 

Selon le HCP, 40,6% des femmes vivant en milieu urbain au Maroc sont victimes de violences dans l’espace public. C’est un taux très élevé. Comment l’expliquez-vous ?  

Principalement par les normes sociales discriminatoires qui font de la ville un espace sexué. On pense à tort que l’espace urbain est neutre, libre et émancipateur pour les femmes. Or même si leur présence n’y est plus marginale comme autrefois, la ville est violente et virile, conçue et façonnée par les hommes pour les hommes. Elle tient compte prioritairement des besoins et des attentes de ces derniers. Le contexte urbain au Maroc révèle et reproduit les inégalités entre les sexes. Il nous montre comment chacun des deux sexes vit la ville à sa manière (travail, politique, loisirs, sociabilités dans le quartier…) et s’y comporte selon les normes et les valeurs qu’elle lui dicte.

Quelles sont les différentes formes de violences dont sont victimes les femmes en ville ?

Lorsqu’elles sont seules, elles sont confrontées continuellement à des commentaires désobligeants et crus sur leur corps, leur tenue vestimentaire, à des regards déplacés, mais aussi à des attouchements sexuels et à des exhibitionnistes. Tout cela n’est pas sans conséquence sur l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et de leur corps. Pour les agresseurs, les femmes ne sont là que parce qu’elles « cherchent les hommes ». Le vêtement leur sert de mesure de la moralité de la fille. Et l’attaque par le langage obscène est une façon de violer l’intimité des femmes tant mentalement que physiquement, dans le but de prouver publiquement leur virilité et leur domination sur les femmes et sur l’espace. Mais les violations dans l’espace public touchent même les femmes accompagnées d’hommes, qui craignent particulièrement d’être harcelées lorsqu’elles sont accompagnées de leur père ou de leur mari. La ville est ainsi souvent vue comme un lieu d’obscénité et de déviance, d’angoisse et d’insécurité qui participe à la marginalisation des femmes et à leur exclusion de l’espace public.

En quoi les choix d’aménagement urbain au Maroc expliquent-ils les inégalités et la vulnérabilité des femmes dans l’espace  public ? 

Il existe plusieurs territoires dans la ville : masculins, féminins, permis, tolérés, interdits… qui génèrent des inégalités de sexe. Prenons la structure de la médina dans la société traditionnelle : scindée entre un monde extérieur et public appartenant aux hommes et un monde intérieur et privé territoire des femmes, elle traduisait les rôles sociaux assignés à chacun des sexes. Les femmes vivaient dans l’anonymat et étaient identifiées au foyer, « dâr », sacré et inviolable, domaine de l’intime. Les petites ruelles, « driba », étaient le prolongement de l’espace privé. L’habitation elle-même était organisée autour du principe de fermeture.

Comment la place des femmes dans les villes a-t-elle évolué historiquement au Maroc ? Sont-elles plus soumises aux agressions qu’avant ?

La modernisation de la société, qui s’est accélérée après l’indépendance, s’est notamment traduite par le salariat féminin, la mutation de la structure familiale traditionnelle, l’adhésion du Maroc aux traités internationaux dont la convention sur la non-discrimination entre les sexes de Copenhague en 1995, la planification des naissances et le changement du Code du Statut Personnel. L’État a pris conscience de l’importance d’inclure les femmes dans les projets de développement. Le processus de démocratisation, qui a connu un bond depuis le début des années 1990, a favorisé l’émergence sur la scène publique de la question féminine. Il me semble que les agressions ont toujours existé mais le développement considérable des moyens de communication et d’information et des médias sociaux comme Facebook ou Twitter qui permettent une large diffusion des vidéos témoignages ont contribué à dénoncer les violences faites aux femmes. Par ailleurs, les violences exercées sur les femmes dans les espaces privés sont tout aussi importantes.

Dans un espace public ouvert aux femmes, où s’expriment encore les inégalités ?

La mixité a permis aux femmes de conquérir l’espace public et de désacraliser les champs privé-public. La ville « bastion de la masculinité » est devenue plus permissive aux femmes. Les interdits ont été en grande partie levés, hormis dans certains souks des régions rurales qui restent inaccessibles aux femmes. Mais les espaces dits masculins, où l’accès est difficile ou mal vu pour les femmes, persistent. Ils regroupent tous les endroits ludiques : cafés traditionnels, bars, stades, salles de jeux, etc. A contrario, les endroits dits féminins sont le hammam, le marché, les salons de beauté, les bijouteries, les magasins de prêt-à-porter, les parfumeries… En effet, les femmes doivent soigner leur image, afin de rendre leur corps — l’objet à consommer — désirable. Aux hommes l’exutoire et aux femmes la responsabilité, la consommation et les soins du corps.

Vous avez étudié la ville de Rabat : qu’y avez vous observé ? 

Rabat est une capitale moderne tournée vers le progrès. Elle est, avec Casablanca, le lieu où s’élaborent les nouveaux modèles culturels de la modernisation et où se discute l’avenir des femmes (Parlement, espaces associatifs, universités…). Rabat a aussi contribué à l’émergence d’une nouvelle catégorie de femmes, instruites, actives, relativement autonomes qui sont devenues à leur tour un vecteur important du mouvement vers la modernité. C’est pourquoi la ville est synonyme de vie meilleure pour les femmes rurales qui n’ont pas accès à l’instruction et aux mêmes équipements, même si la culture urbaine pénètre de plus en plus les villages lointains grâce aux médias et à l’exode rural. Le harcèlement sexuel de rue, selon les témoignages des femmes, n’a pas empiré, au contraire. Peu d’hommes à Rabat se permettent de nos jours de harceler en public, en raison notamment du relâchement des mœurs des jeunes femmes, désormais plus accessibles.

Le contexte urbain marocain favorise-t-il les violences faites aux femmes par rapport au milieu rural ? 

Les agressions sexuelles de rue sont encouragées par l’anonymat qu’offrent les grandes villes, contrairement au monde rural où tout le monde se connaît. L’accès des femmes aux grandes villes a conduit à une crise identitaire chez les hommes (même si le groupe d’hommes n’est pas homogène) pas suffisamment préparés à cette mixité.

Les femmes sont-elles plus victimes d’agressions dans la rue dans les quartiers populaires? 

Pas forcément. Les femmes des quartiers populaires s’approprient leur quartier de vie (l’houma), qui est un espace de sociabilité intense : rassemblement de femmes autour de la fontaine dans les bidonvilles ou devant le seuil de leur porte pour discuter et prendre l’air. Mais elles évoquent aussi les agressions par des jeunes qui, par manque de travail, s’adonnent à la criminalité, leur seul moyen de survie dans une société qui ne les prend pas en charge.

Pour que les femmes soient en sécurité en ville et se sentent aussi à l’aise que les hommes dans l’espace public, quelles solutions préconisez-vous ?  

La présence des femmes dans la gestion municipale est essentielle, car elles seules feront passer une conception féminine de la ville. L’Etat marocain doit continuer à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes dans les politiques publiques et lutter contre les discriminations liées au genre en matière d’accès à l’emploi, de logement, de mobilité, de services, d’espaces de loisirs pour les femmes… Il faut aussi rendre délictuel le harcèlement sexuel de rue afin d’en dissuader les auteurs.

Des actions de sensibilisations comme des marches nocturnes des femmes dans la ville sont aussi nécessaires, à l’instar d’autres pays comme le Canada où le réseau « Women Friendly » organise des promenades féministes pour lire la ville sur le plan de la sécurité et accroche des affiches dans les vitrines des commerçants pour indiquer qu’une femme en difficulté peut y trouver de l’aide.

 

Parcours en date.

1974 : Voit le jour à Rabat

1996 : Obtient une maîtrise en Anthropologie sociale et culturelle à l’Institut national des sciences, de l’archéologie et du patrimoine (INSAP), à Rabat

2006 : Soutient son doctorat en sociologie à l’Université de Tours François Rabelais

2012 : Devient maître de conférences à l’Université Paris 3, Sorbonne nouvelle

2014 : Publie Femmes dans la ville. Rabat : de la tradition à la modernité urbaine (éd. Presses universitaires de Rennes)

2017 : Ecrit Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, en collaboration avec Corinne Fortier  (éd. Karthala).

 

Interview publiée dans le numéro 779 du magazine TelQuel, du 22 au 28 septembre.

 

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