Chaima Lahsini : "Il faut arrêter de voir les violences faites aux femmes comme des faits divers"

A seulement 24 ans, Chaima Lahsini, journaliste à Morocco World News et militante pour les droits des femmes au sein du collectif Al-Fam, figure parmi les 100 femmes inspirantes et novatrices qui ont marqué l'année 2017 selon la BBC. Pourquoi s'est-elle engagée, comment milite-t-elle et quel regard porte-t-elle sur l'évolution de son pays ? Entretien.

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Telquel.ma: Comment est né votre engagement pour les droits des femmes ?

Chaima Lahsini: Je subis au quotidien les mêmes oppressions et violences que toutes les femmes marocaines. Je ne peux pas m’y habituer. J’avais du mal à accepter l’idéologie de notre société, comment elle traite et voit les femmes. Alors, je suis tombée sur le groupe Al-Fam. Au début, c’était juste un groupe sur Facebook où les membres partageaient leurs histoires entre elles. Petit à petit, le groupe a pris de l’ampleur, nous avons organisé des ateliers de peinture, de danse, de musique et des formations pour sensibiliser les femmes au cadre législatif, à leurs droits, pour leur faire comprendre qu’elles peuvent dire non, qu’il y a d’autres solutions que d’éviter le harceleur en marchant plus vite. Par la suite, nous avons commencé à recevoir des demandes de femmes violentées, violées. Nous avons été de plus en plus actives sur le terrain, pour reprendre notre droit à disposer de l’espace public au même titre que les hommes. Dernièrement, nous avons aidé une jeune fille mineure enceinte de 8 mois, livrée à elle-même dans la rue. C’était son père qui l’avait violée. Elle s’était enfuie et vendait des kleenex dans la rue au moment où nous l’avons prise en charge.

Vous êtes également journaliste, comment conciliez-vous ce métier avec votre militantisme?

Au début, j’avais du mal à trouver un équilibre, car le journalisme exige une certaine neutralité. C’était très difficile surtout quand je traitais des histoires de violences faites aux femmes. Aujourd’hui, j’essaie de ne pas impliquer mon activité, mais par mon métier j’essaie de donner une voix aux femmes pour parler, pour exposer la situation actuelle. Par ailleurs, le fait que j’écrive en anglais m’ouvre aux pays anglophones.

Comment avez-vous vécu l’agression sexuelle de la jeune Zineb dans le bus à Casablanca ?

La réponse du collectif Al-Fam a été immédiate. Nous avons contacté la jeune fille et organisé les sit-in dans les différentes villes du pays. Nous avons aussi contacté d’autres associations et les médias nationaux et internationaux. Le problème c’est qu’à chaque fois, on oublie. Les gens voient ces « incidents » comme des faits divers. On justifie un crime et on l’accepte comme étant la norme. Nous avons demandé des réponses aux autorités gouvernementales. Celles de Madame Hakkaoui (ndlr : ministre de la Famille) et de Monsieur Ramid (ndlr : ministre des Droits de l’Homme) ont été très décevantes. Nous avons compris qu’il n’est pas possible de compter sur ce gouvernement, d’autant plus avec le récent rejet des recommandations du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU à Genève. Justifier le refus de l’interdiction du mariage des mineures par l’article 1er  de la constitution relatif à l’Islam en tant que religion d’Etat, c’est très grave à l’égard de notre religion et de notre culture. Est-ce que cela veut dire qu’on est une société pédophile qui approuve la violence à l’égard des femmes ?

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Que pensez-vous du projet de loi 103-13 relatif aux violences à l’égard des femmes ?

Qu’il tarde à sortir et qu’il comprend des failles incroyables. Nous souhaitons le réviser mais il n’y a aucune transparence sur le sujet, nous sommes coupées du débat. Le coté positif, c’est que le projet de loi incrimine le harcèlement sexuel. Mais sa définition est beaucoup trop vague et peut être interprété selon l’humeur du juge. Par ailleurs, le texte ne protège que les femmes mariées. Les femmes célibataires, migrantes, handicapées, on n’en parle pas. Il n’incrimine pas non plus le viol conjugal. Mais à ce stade, nous sommes tellement désespérées que nous souhaitons a minima qu’une loi soit adoptée, même si elle a des lacunes. C’est la loi qui a obligé les gens à porter la ceinture de sécurité. Cela doit être pareil pour le harcèlement.

On entend souvent dire que c’est un problème de mentalité : que faudrait-il faire pour qu’elles évoluent ?

C’est parfois difficile de ne pas tomber dans le désespoir quand on voit les actualités du Maroc. J’ai accompagné beaucoup de femmes au commissariat et quand je vois les questions qu’on leur pose, le fait qu’on les blâme alors qu’elles sont les victimes, c’est inimaginable. On continue à les traiter comme si elles étaient fautives. Il faut éduquer les gens, mais cela va prendre des générations. On a adopté une culture wahhabite qui n’est pas la nôtre, relayée par les chaînes de télé égyptiennes et saoudiennes. Quand je vois des instituteurs qui veulent séparer les filles des garçons, qui disent aux filles de 9 ans de se voiler, pour moi c’est de la pédophilie de les sexualiser ainsi. Les femmes marocaines perdent tellement d’énergie à cause du harcèlement de rue. Par exemple, l’effort mental que je dois faire à chaque fois que je sors est incroyable : qu’est-ce que je peux porter ? Quel transport dois-je prendre ? Comment rentrer de soirée sans risque ? J’ai besoin de sécurité, en réalité je suis toujours bloquée dans le premier niveau de la pyramide de Maslow. J’ai besoin que la loi et la police fassent leur travail et arrêtent de justifier les crimes.

Un conseil à donner aux femmes victimes de sexisme et de harcèlement ?

Il faut qu’elles disent « non » et qu’elles arrêtent d’accepter cela comme si c’était la norme, d’adopter cette mentalité de victimes. Il faut qu’elles se battent et se mobilisent, car personne ne viendra les aider. Pour moi, c’est une guerre. Ces femmes sont victimes d’une société patriarcale qui leur a enseigné qu’elle sont la moitié d’un homme. Maintenant, il faut pousser les Marocaines et Marocains à débattre et essayer d’instaurer une pensée critique.

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