Dans une petite rue du centre-ville de Fkih Ben Salah, un solide gaillard vend des figues de Barbarie. Les biceps saillants sous son maillot du Bayern Munich, il épluche l’épineux fruit pour en tendre la chair à ses clients. Achraf* a 25 ans. Son visage taillé à la serpe est souriant, sa coupe de cheveux soignée. Rien dans son apparence ne présume de la terrible expérience qu’il vient de vivre, il y a à peine deux mois. Hakim*, de quatre ans son benjamin, ne répond plus au téléphone depuis le début de la matinée. Il est probablement affairé dans un souk, à tenter d’écouler son stock de viande de dinde. Sa chétive silhouette se découpe après quelques minutes, affublée d’une paire de claquettes et d’un short de bain ciel et blanc. Nous nous attablons dans un café. Sur le parking, toutes les grosses cylindrées exhibent des plaques d’immatriculation italiennes, espagnoles ou allemandes. “Tu vois, c’est ça qui nous fait rêver ! Si nos aînés ont réussi là-bas, pourquoi pas nous ?”, s’interroge Hakim. Le bouillonnant puîné prend largement à son compte les quatre heures de récit suivantes.
Faux départ
Leur aventure commence à l’automne 2016, lorsque les deux amis d’enfance quittent le quartier dans lequel ils ont grandi pour se rendre à Tanger. Objectif : gagner de l’argent. Hakim fait valoir sa formation de mécanicien pour se faire embaucher dans un garage, tandis qu’Achraf, qui a arrêté l’école à la fin du primaire, travaille comme homme à tout faire sur des chantiers. En parallèle de leurs petits boulots, les deux compères essaient, par tous les moyens, d’atteindre les côtes européennes. Ils s’accrochent à des camions, se glissent dans des remorques, campent dans les montagnes près du port de Tanger Med 2. Toutes leurs tentatives se soldent par de cuisants échecs. “Trop de barrières, trop de surveillance”, justifient-ils. Après neuf mois dans la ville du détroit, ils décident de rentrer à Fkih Ben Salah. Mais le duo est déjà impatient de repartir. Il guette seulement “l’occasion”. Celle-ci ne tarde pas à se présenter, via une connaissance qui a réussi la traversée depuis la Libye, les jeunes obtiennent le numéro d’un passeur réputé fiable. Ils le contactent sur WhatsApp. Au bout de deux semaines de négociations, ils se mettent d’accord pour un aller sans retour jusqu’en Italie, à 25 000 DH tout compris. Les aspirants migrants rassemblent 10 000 DH d’économies. Leurs parents, admettant qu’il n’y a pas d’avenir pour eux ici, complètent à contrecœur la somme. Quelques vêtements sont jetés dans des sacs à dos. Un matin, un proche vient les chercher pour les conduire à l’aéroport Mohammed V de Casablanca. L’excitation culmine. C’est la première fois que les deux Marocains vont sortir du pays qui les a vus naître. Flanqués d’un troisième larron qui s’est greffé à leur entreprise, ils atterrissent à Alger, où ils se font passer pour de simples touristes. Un taxi les transporte jusqu’à la gare routière, où ils prennent un bus en direction de Ouargla. C’est dans cette métropole du Sahara, à 800 kilomètres au sud-est de la capitale, qu’un premier intermédiaire les attend.
Marche en plein désert
En arrivant au domicile de leur “fixeur” algérien, notre trio trouve trois autres Marocains. Par un (mal) heureux hasard, eux aussi sont natifs de Fkih Ben Salah. Après une nuit de repos, ils reprennent la route, entassés à cinq à l’arrière d’une petite voiture — quatre sont assis, un autre est allongé dans le travers. A l’approche de chacun des huit barrages militaires qu’ils rencontrent, les clandestins descendent du véhicule pour les contourner à pied. Un guide les accompagne, afin qu’ils ne se perdent pas dans les sables. Ils marchent ainsi une trentaine de kilomètres, sans nourriture ni eau, en plein soleil. “C’était une journée très éprouvante. L’un d’entre nous a même fait un malaise, et on a dû empêcher un autre de boire son urine”, raconte Hakim. Déterminés, Achraf le taiseux et lui résistent. Vingt-six heures de trajet plus tard, la frontière tunisienne est en vue. Le chauffeur cache son véhicule jusqu’à ce que s’éloigne l’hélicoptère de l’armée qui survole la zone. Il accélère alors à 180 km/h. À ce rythme-là, la portion tunisienne est vite avalée. Et la poreuse démarcation avec la Libye est enjambée encore plus facilement, aux côtés d’un pick-up rempli de trafiquants de drogue.
Daech et le “grand passeur”
Les six pérégrins sont ensuite déposés côté libyen, aux environs de Zentan, dans une maison où ils vont pouvoir se restaurer, se doucher, se raser, profiter d’une connexion Internet pour appeler leurs familles. D’autant que cela fait dix jours qu’ils sont partis, et la fatigue, mais aussi l’inquiétude, commencent à se faire sentir. Le lendemain, ils entament leur dernier transfert, qui leur permettra de rallier la cité côtière de Zouara. Tout le monde se tait, pétrifié. C’est le tronçon le plus dangereux, à travers des territoires contrôlés par des milices, des bandits et des groupes affiliés à Daech. Le véhicule entre finalement dans l’agglomération littorale, sans la moindre égratignure. Ses occupants sont amenés jusqu’à l’une des villas du “grand passeur”. Surnommé Haj Farid, l’homme n’est guère plus âgé qu’eux. “Chez lui, il y avait plein de domestiques, de chèvres, de moutons, de plantes bien arrosées, et beaucoup de chiens”, se souvient Hakim, impressionné. Il communique le numéro de son père afin qu’il effectue le dernier versement bancaire, par mandat Western Union, pour le compte d’un complice basé à Marrakech. Le lendemain, dès l’aube, ils pourront enfin prendre la mer.
Quand la mort rôde
Sur la plage, les Marocains retrouvent des centaines d’autres candidats à l’émigration. Des Subsahariens pour la plupart, qui s’agglutinent à 135 sur chacun des quatre zodiacs. Eux sont 90 à prendre place à bord de la seule barque en bois. Ils naviguent ainsi, à quelques mètres de distance les uns des autres, cinq heures durant. C’est alors qu’un navire des garde-côtes libyens les repère. Il les prend en chasse, leur ordonnant de faire demi-tour. Le capitaine de l’une des embarcations refuse d’obtempérer. Un soldat tire sur le pneumatique, qui se dégonfle peu à peu, entraînant dans son naufrage ses 135 passagers. Ceux qui savent nager agonisent de longues minutes, repoussés par les autres bateaux qui craignent de chavirer. Pensant leur dernière heure arrivée, Hakim et Achraf se mettent à réciter des versets coraniques et la chahada. Tous les rescapés sont escortés jusqu’au rivage, puis acheminés à la prison de Zouara. Ils y passeront tout le mois de ramadan. Ils seront quotidiennement frappés, battus, insultés, avec pour toute pitance deux morceaux de pain et un bout de fromage. Hakim, Achraf, leur compagnon, ainsi qu’un autre compatriote, seront libérés par l’entremise d’une association marocaine, et le versement par Haj Farid d’une caution de 5000 DH. Aux dernières nouvelles, les autres croupissent toujours dans des geôles malfamées, à plus de vingt par cellule. L’exil à tout prix La police libyenne convoie les élargis jusqu’au premier poste-frontière tunisien, où ils sont pris en charge par le même collectif qui les a extirpés du pénitencier. Ils sont aiguillés directement vers l’aérogare internationale de Tunis-Carthage pour prendre le vol vers Casablanca que leurs familles leur ont réservé. Après un interrogatoire de routine par les services marocains — au cours duquel ils affirment s’être fait passer pour des expatriés expulsés —, ils peuvent de nouveau étreindre les leurs, venus spécialement les accueillir. Aujourd’hui, Hakim et Achraf remercient Dieu de les avoir ramenés sains et saufs. Ils ont réintégré leurs foyers et repris leurs habitudes. Les contusions ont disparu, les cauchemars se sont dissipés. S’ils jurent en rigolant qu’ils ne mettront plus jamais les pieds en Libye, ils n’ont pas pour autant abandonné leur velléité de départ. Bien au contraire. “Nous aimerions bien rester ici, mais il n’y a aucune activité qui nous permette de vivre correctement. Dès que nous en aurons les moyens, nous retenterons notre chance, par Nador ou Al Hoceïma. Désormais, nous sommes préparés à tout”, fanfaronnent-ils.
* Cette émigration étant illégale, les noms ont été changés afin de préserver l’anonymat des deux protagonistes.
La route espagnole en progressionLors des six premiers mois de 2017, 4187 Marocains ont accosté sur les rivages italiens, selon des statistiques diffusées par le ministère transalpin de l’Intérieur. Ce contingent, bien que conséquent, ne représente qu’une infime partie des 85000 migrants parvenus jusque-là, en provenance majoritairement du Levant et d’Afrique subsaharienne. Les chiffres sont impossibles à vérifier, mais 800000 à un million d’autres seraient actuellement bloqués en Libye, parmi lesquels un millier de Marocains. À noter que depuis début 2017, la voie de Gibraltar est de plus en plus prisée, avec quelque 8385 clandestins qui ont débarqué en Espagne en huit mois et demi (+200%). Au cours de cette période, les Marocains seraient près de 1500 à avoir emprunté avec succès ce passage.[/encadre] |
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