En cette fin d’après-midi, du 4 septembre à Al Hoceïma, de petits groupes remontent de la plage. Entre l’Aïd et la rentrée scolaire, les locaux retrouvent leurs droits au terme d’une saison touristique particulière. À côté du port, trois hommes discutent en terrasse d’un café. Ahmed Zafzafi, le père de Nasser, Fayçal Aoussar, militant de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), et Mohamed Ziani. La fille de ce dernier, Silya, les rejoint à la nuit tombée, accompagnée de deux amis musiciens. En apparence, elle a tout oublié. Elle rit fort. Elle prend son père à témoin lorsqu’elle coupe la parole à ses aînés. Mais lorsqu’elle se rend compte, en examinant le sachet, que le sucre de son café est fabriqué à Oukacha, elle fait une grimace de dégoût en repensant aux deux mois qu’elle y a passés en prison, avant d’être graciée à l’occasion de la fête du trône.
Elle s’appuie tendrement sur le bras d’Ahmed Zafzafi pour discuter avec lui, mais le reprend sèchement lorsqu’il fait une remarque cynique ou machiste. Madame Zafzafi est en convalescence, après deux opérations pour un cancer du sein. Monsieur a la mine de quelqu’un qui n’a pas dormi depuis des semaines, mais garde un sourire malicieux lorsque Fayçal Aoussar lui rappelle le souvenir d’une marche contre la cherté des factures d’électricité en 1997. La détention de Nasser Zafzafi n’est pas évoquée, ou alors avec beaucoup de pudeur. Son père n’a pas très envie de répondre aux questions de journalistes, mais notre présence semble l’amuser. Pour lui, les vrais journaux sont ceux qui ont révélé le Watergate en 1972, aux États-Unis. Ceux du Maroc, il les connaît, il les lit. Il les garde pour, “une fois que mon fils sera libre, porter plainte contre ceux qui nous ont fait beaucoup de mal”, dit-il en listant nommément les titres de presse qu’il a dans le collimateur et dont il se moque en pointant les incohérences.
Scènes de rue
Ailleurs dans Al Hoceïma, peu de signes apparents de dix mois de mouvements sociaux avec des épisodes particulièrement tendus. Deux policières achètent une glace auprès d’un commerçant du centre-ville. L’homme et ses clientes échangent quelques mots avec de grands sourires. La scène nous semble bien illustrer ce climat d’apaisement dont nous sommes témoins depuis quelques heures. Alors que nous prenons discrètement une photo pour l’immortaliser, quatre hommes en civil qui se tenaient assis sous un porche se lèvent. “C’est interdit. Supprime ça tout de suite, ou on va au commissariat”, lance fermement l’un d’entre eux, en tenue de plage. “Nous sommes journalistes. Vous êtes policiers ?”, s’assure-t-on avant d’obtempérer. “Oui”, affirme l’homme en vérifiant avec zèle que les clichés ont bien été supprimés. Plus discrète, la présence policière à Al Hoceïma est pourtant bien réelle. Le campement qui abrite une partie des forces de l’ordre à l’extérieur de la ville est toujours monté. Dans un hôtel du centre-ville, le planning d’occupation des chambres est largement rempli, au crayon à papier, par les initiales “DGSN”.
Le lendemain, comme chaque mardi soir, un petit groupe se forme à proximité du stade d’Al Hoceïma. Les familles des détenus du Hirak à Casablanca y ont rendez-vous pour monter à bord du car affrété par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH). Les passagers prennent leur temps pour charger les gouffas (paniers) en soute, échanger quelques nouvelles. Pas de larmes, mais des mines graves, et de très jeunes enfants au regard étonné de voir leur père ou leur mère monter dans ce gros autobus. Le chauffeur s’impatiente et fait retentir quelques coups de klaxon pour presser les passagers qui échangent encore quelques accolades sur le trottoir. À 22 heures précises, le car démarre. Après un stop à Imzouren, puis à Beni Bouayach, pour faire monter d’autres familles, le car prend la route pour Oukacha, où il arrivera le lendemain matin après onze heures de route. Sur le trottoir, ceux qui restent à Al Hoceïma saluent le départ de la main. “Le peuple veut la libération des détenus”, applaudissent timidement quelques femmes, avant de disparaître dans un taxi. Moins de trois minutes plus tard, la rue est de nouveau déserte.
Ce soir-là, un évènement vient un peu égayer la soirée. L’équipe de football du Maroc affronte celle du Mali à Bamako pour les éliminatoires du Mondial 2018. Quelques mètres plus bas, au café Galaxy, où Nasser Zafzafi et ses codétenus avaient leurs habitudes et où le match est retransmis, une clameur de déception retentit lorsque l’enfant du pays, Hakim Ziyech, rate son pénalty à la 72ème minute. À Al Hoceïma, tout le monde sait que la star des Lions de l’Atlas et six autres de ses coéquipiers sont originaires du Rif. “Ce sont les meilleurs”, taquinent plusieurs personnes interrogées. Au Galaxy, la ferveur des supporters n’est peut-être pas aussi marquée que dans certains cafés de Casablanca, mais l’engouement pour l’équipe nationale n’y semble pas moins sincère. Le match est suivi dans de nombreux cafés d’Al Hoceïma. Sur la devanture de l’un d’entre eux, deux grands drapeaux du Maroc sont suspendus. Ils n’y étaient pas il y a encore un mois. Sur les grandes avenues, des luminaires aux couleurs du drapeau national n’ont pas été retirés depuis la fête du trône.
Les braises du Hirak
Alors quoi ? Parce que les Rifains jadis accusés de séparatisme sont en fait de fervents supporters des Lions, le Hirak serait fini ? “Le mouvement est en train de s’essouffler, oui, mais ça ne veut pas dire que c’est fini”, explique un activiste qui préfère garder l’anonymat et nous rencontrer sur une plage à l’extérieur de la ville, à la nuit tombée. “Les gens ont peur. Tout le monde à Al Hoceïma sait désormais ce qu’est la souffrance d’avoir un proche en prison. Famille ou voisin, tout le monde a quelqu’un de son entourage en prison. À présent, les familles disent à leurs enfants de ne pas prendre de risques, c’est-à-dire de ne pas manifester”, poursuit-il.
Tous les témoins attestent que l’Aïd avait un goût amer cette année. “C’était une fête en mode vibreur”, plaisante Farid El Hamdioui, membre du Comité de soutien aux familles des détenus du Hirak à Casablanca. “Beaucoup n’ont pas égorgé de mouton, parce qu’ils n’avaient pas le cœur à ça. Ceux qui l’ont fait, l’ont fait par tradition, pour se soumettre à la volonté de Dieu, mais certainement pas pour se satisfaire eux-mêmes”, poursuit-il d’un air grave. Il décrit une sorte de blues généralisé, qui se ressent aussi dans la région comme sur le mouvement de contestation. “Depuis le 20 juillet, les appels à manifester ne sont plus suivis. Le 30 juillet par exemple, il y a eu un conflit : est-ce qu’il faut manifester ou pas ?”, raconte notre source au sein du Hirak.
Au final, en dehors d’Imzouren, aucune manifestation n’a eu lieu le jour de la fête du trône à Al Hoceïma. “En fait, plus personne à Al Hoceïma n’ose faire de vidéo Facebook pour appeler à manifester, parce qu’ils savent que ça se solde par des arrestations.” Seuls des Rifains installés à l’étranger et des pages Facebook anonymes continueraient à diffuser ces appels. “Parfois, c’est suivi par quelques personnes, mais une fois qu’elles se retrouvent dans la rue, elles n’arrivent pas à s’organiser et s’épuisent très vite”, explique notre source.
400 dossiers devant la justice
À Al Hoceïma, les arrestations n’ont pas cessé pour autant. “C’est cinq par jour minimum. Même le jour de l’Aïd, trois personnes ont été arrêtées, avant d’être relâchées”, assure Maître Rachid Belaali, coordinateur du comité de défense des détenus du Hirak. Dans son bureau à deux pas du tribunal d’Al Hoceïma, il voit passer tous les dossiers. Nous en consultons quelques-uns, dont les preuves consistent en des dizaines de pages de conversations Facebook et WhatsApp. “On approche désormais des 400 dossiers devant la justice entre Casablanca et Al Hoceïma. Une centaine sont en liberté provisoire, les près de 300 autres sont en détention. La moitié des dossiers ont déjà été jugés en première instance. Un quart des dossiers sont passés en Cour d’appel et sont définitivement clos”, détaille l’avocat. Les peines prononcées vont de trois mois à trois ans de prison ferme dans la majorité des cas, et atteignent jusqu’à vingt ans pour le cas du jeune Jamal Oulad Abdennabi. “La prison d’Al Hoceïma est prévue pour 250 personnes. À partir de sept mois de prison, les détenus peuvent donc être transférés vers les prisons de Guercif et Taounate”, poursuit Maître Belaali.
Dans ce contexte, plusieurs interlocuteurs nous affirment que de nombreux commerçants cherchent à vendre leur affaire pour s’installer ailleurs. Si l’on remarque effectivement des panneaux “A vendre” sur les devantures de quelques boutiques, impossible de vérifier s’il s’agit d’une tendance à la hausse. “Effectivement, c’est dur pour le commerce en ce moment. Mais où voulez-vous que j’aille ? J’ai 55 ans, mes enfants partiront sans doute, mais pas moi”, explique un vendeur de scooters. “Entre le magasin et la maison que je loue près de la plage, je ne peux pas dire que la saison ait été mauvaise”, tempère le propriétaire d’une boutique de vêtements pour homme. “J’ai fait 60 % de chiffre d’affaires en moins par rapport à l’an dernier, et c’est évidemment lié aux évènements du Rif”, se désole en revanche ce loueur de jet-skis. “L’immense majorité de mes clients sont des Marocains de l’étranger. Ils ont été moins nombreux, mais ils sont surtout restés moins longtemps. Ils se sont sentis mal à l’aise ici et ont préféré passer le reste de leurs vacances à Tétouan ou Tanger”, détaille-t-il.
Demain, je brûle
Installé sur une plage à proximité d’Al Hoceïma depuis dix ans, il a mis un terme à sa saison plus tôt cette année, à l’instar d’autres loueurs de jet — skis. “Le 17 août, trois de mes engins ont été volés par des jeunes d’une vingtaine d’années. Ils nous laissent leur carte d’identité, payent une location d’une heure à 1200 dirhams, se ravitaillent en carburant sur une autre plage avant de monter à trois sur le jet et mettre le cap plein gaz sur Motril, en Espagne, à 160 kilomètres”, explique-t-il. La Guardia Civil estime à cinq heures la durée de la traversée, par mer calme. “On a un système utilisant le réseau cellulaire qui nous permet, depuis la terre, de limiter la vitesse du jet-ski à 50 km/h, voire de le couper complètement, quand il quitte la zone autorisée. Dans le quart d’heure qui suit, on prévient la Gendarmerie royale, et la Marine part à leur recherche”, détaille le loueur. Un jet-ski à la dérive, désactivé par ce système, a ainsi été récupéré par la Marine avec trois jeunes à bord. Le second jet-ski n’a pas pu être désactivé, mais il a été retrouvé à Motril.
Les jeunes à bord ont demandé le droit d’asile en Espagne auprès des autorités de Malaga. La troisième embarcation a bien été désactivée, mais n’a pas pu être retrouvée. Elle dérive probablement encore en Méditerranée. “Ils partent simplement avec un maillot de bain et nos gilets de sauvetage. Ils ne prennent même pas d’eau et traversent une zone avec beaucoup de trafic de gros bateaux. Il faut être inconscient ou complètement désespéré pour tenter la traversée”, témoigne le loueur, plus inquiet du sort des locataires que pour son jet-ski. Le même jour, depuis la plage de Sfiha à quelques kilomètres de là, une dizaine d’autres jet-skis ont pris le large. La veille, la nouvelle s’était répandue qu’un jet-ski avait réussi à rallier l’Espagne au départ d’Al Hoceïma.
Questions sans réponse
À moins de deux mois du premier anniversaire de la mort de Mohcine Fikri et à la veille de l’ouverture des procès des leaders du Hirak détenus à Casablanca, les évènements du Rif seraient-ils en passe d’être réglés ? La question est sans réponse. Comme d’autres, notamment celles qui entourent la mort de Imad Attabi, blessé à la tête lors de la manifestation du 20 juillet. “Les gens d’ici sont persuadés qu’il a été tué par la police. Mais la vérité est dans son cercueil”, philosophe un militant du Hirak. “C’est comme pour les cinq martyrs de 2011 retrouvés morts, brûlés, dans une banque. On ne saura jamais”, désespère-t-il. Le 20 juillet, lors de l’annonce du transfert de Imad Attabi vers l’hôpital militaire de Rabat, puis le 8 août lors de l’annonce de sa mort, des communiqués du procureur du roi à Al Hoceïma affirmaient qu’une enquête avait été ouverte pour élucider les circonstances de sa mort, et que les résultats seraient rendus publics. Après plusieurs appels infructueux, nous avons fait le pied de grue devant le bureau du procureur à la Cour d’appel d’Al Hoceïma. S’il a accepté de nous recevoir, il refuse catégoriquement d’écouter les questions que nous avons à lui poser. “Je suis désolé, je n’ai rien à vous dire. Les enquêtes sont en cours. Vous recevez les communiqués”, nous coupe invariablement Mohamed Aqwir.
L’espoir d’une situation apaisée est néanmoins permis, alors que des initiatives émanant de personnalités avec une solide connaissance de l’appareil étatique semblent avoir obtenu un accord de principe des leaders du mouvement pour un “dialogue sérieux”. Des militants à Al Hoceïma nous ont en outre affirmé avoir rencontré l’ancien historiographe du royaume, Hassan Aourid, via des militants emblématiques du mouvement. “Rabat s’en veut de la manière dont les choses ont été gérées. Le ministère de l’Intérieur attend un signe du Hirak, par exemple l’arrêt des manifestations, pour relâcher la pression”, leur aurait-il déclaré. Contacté par TelQuel, Hassan Aourid reconnaît qu’il s’est effectivement rendu dans le Rif aux alentours du 10 juillet : “Ce n’étaient pas des rencontres secrètes, mais c’était censé être discret. En tout cas, je n’ai pas dit ça. Je m’y suis rendu à titre privé, à leur demande, envoyé par personne, simplement à l’invitation du président d’une association d’Imzouren qui m’a ensuite présenté à des militants qui souhaitaient me rencontrer.” Même mal interprété donc, c’est pourtant l’appel à ne pas manifester qui est aujourd’hui le plus audible à Al Hoceïma.
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