L’institut Montaigne en France vient de publier un rapport le 24 août appelé « Nouveau monde arabe, nouvelle « politique arabe » pour la France ». Résultat de huit mois de travail et d’entretiens, le but du rapport est de sortir du mirage du Proche-Orient qui persiste en France. Selon ce rapport, le monde arabe est maghrébin pour la France, avec au cœur les problèmes de l’islam et de l’immigration. Une feuille de route que Hakim El Karoui, responsable du projet, espère être écoutée par le nouveau gouvernement et le président français, Emmanuel Macron. Interview avec ce conseiller stratégique qui a créé sa propre société après avoir travaillé au cabinet du premier ministre en 2002 et à Bercy, en plus d’être passé par le cabinet de conseil en stratégie Roland Berger en 2011 où il a été co-responsable de l’Afrique et du conseil au gouvernement français.
Telquel.ma: Pourquoi vous estimez important de remettre le Maghreb au cœur des relations avec la France ?
Hakim El Karoui: D’habitude, le monde arabe est abordé à partir d’éléments qualitatifs, des idées, des convictions et des images. Dans ce rapport publié par l’Institut Montaigne, nous avons voulu regarder les faits et la géographie de nos relations avec le monde arabe. Au total, nous avons produit 600 tableaux de données. Avec une équipe de 10 personnes, nous avons décortiqué pendant huit mois les échanges humains, culturels, économiques, commerciaux, financiers, idéologiques, diplomatiques et sécuritaires entre la France et le Maroc. Cela saute aux yeux que le Maghreb est la partie du monde arabe avec laquelle la France a des relations très importantes. Le Maghreb, c’est 50% des business de plus pour la France que le Golfe. La « politique arabe » de la France, qui est toujours assimilée au Golfe et au Levant, est selon nous d’abord le Maghreb.
Qu’est-ce que ce nouveau prisme implique pour la France ?
Nous appelons à une prise de conscience politique. La France a un destin lié à celui du Maghreb, qui ressemble à celui qui relie la France avec l’Europe. La priorité doit être le Maghreb que nous abordons selon une approche bilatérale, puisque les trois pays eux-mêmes ne veulent pas que le Maghreb existe. Ils forment pourtant une entité liée par des problèmes communs : le terrorisme, l’immigration qui vient de ces pays et des pays d’Afrique subsaharienne, la lutte contre le fondamentalisme religieux et un modèle économique commun. Le Maghreb existe malgré lui. Il faut que la France investisse économiquement et culturellement dans ces pays, sans prendre en compte les bisbilles entre les Marocains et les Algériens. La France doit être exigeante avec ces trois pays mais aussi généreuse. Les deux vont ensemble : « donner plus, exiger plus ».
Ce rapport est présenté comme une feuille de route pour le gouvernement français. Comment attendez-vous qu’il soit reçu du côté maghrébin ?
Les Maghrébins regardent la France dans une relation « amour-haine« , entre le dépit de ne pas être considéré et la rancœur que la France soit trop présente. Il faut que les Maghrébins se rendent compte que leur destin est lié à celui de la France. Tous les discours sur la France qui est « dépassée » ou « à la traîne » ne sont pas justes, elle reste importante pour les trois pays du Maghreb. La stabilité du Maghreb c’est la stabilité de la France, la prospérité de la France est la prospérité du Maghreb.
Vous dites que le monde arabe a changé dans le rapport. Quelle est la spécificité du Maroc ?
Nous louons l’intelligence du roi en 2011 qui a su anticiper les demandes contrairement aux autres chefs d’Etat de la région. Mais le Maroc est en retard dans sa transformation. C’est frappant en matière d’alphabétisation, de la condition des femmes ou de la mortalité infantile… Mon inquiétude concerne la forte fracture sociale dans la société marocaine. Même si cette fracture est en train de se résorber, elle reste plus forte que dans les autres pays du Maghreb. Si je devais simplifier un peu les choses, je dirais qu’il faudrait que les élites comprennent enfin qu’elles doivent payer plus d’impôts. L’Etat doit être plus fort et plus performant, capable d’accompagner les plus faibles. La spécificité du Maroc, c’est la qualité de la formation des élites en partie sous-traitée à la France. C’est aussi la faiblesse du système public d’enseignement. Le Maroc n’a pas assez investi dans l’éducation sous Hassan II, ni dans les soins de première nécessité pour les plus démunis.
Au niveau des rapports économiques, comment renforcer les partenariats sur un pied d’égalité ?
Le constat de ce travail mené avec l’Institut Montaigne, est que nous interagissons tout le temps et de plus en plus, même si la France perd des parts de marché au Maghreb, face à la Chine, à l’Allemagne, à l’Italie et aux Etats-Unis dans les autres pays. Le France perd surtout face à l’Espagne au Maroc. Un cluster maroco-espagnol automobile est en train de se mettre en place qui provoque beaucoup d’échanges d’équipements, qui existe aussi dans le domaine aéronautique. Il faut que la France s’investisse plus et qu’elle exige plus. La totalité de l’aide au développement n’est pas décaissée par les pays du Maghreb, notamment en Tunisie car la haute fonction publique est peu efficace (nettement moins que la marocaine).
Comment évaluez-vous la coopération sécuritaire entre la France et le Maghreb ?
Dans la coopération sécuritaire, tout ne marche pas encore très bien. Quand il y a eu la brouille en 2014-2015 entre le Maroc et la France, il y a eu des conséquences majeures. Plusieurs personnes que l’on a interrogées nous ont affirmé que l’on aurait pu empêcher les attentats du Bataclan [le 13 novembre 2015] s’il n’y avait pas eu cette brouille. Les pays du Maghreb traînent des pieds pour reprendre des immigrés clandestins qui sont en France. Il ne faut pas que la France l’accepte. Nous prônons un vrai partenariat où l’on travaille vraiment ensemble car nous avons un destin commun.
Pourquoi le terrorisme est une « question maghrébine » pour la France ?
Tous les attentats commis depuis 15 ans l’ont été au nom de l’islam par des gens issus du monde arabe. Les hommes de Daech qui attaquent la France sont des Maghrébins, Maghrébins qui représentent 80 % des musulmans de France. La France occupe une place importante dans l’imaginaire anti-occidental. Les hommes de Daech sont des Maghrébins. Il faut voir la réalité, d’une certaine manière, la France fait partie du monde arabe maghrébin.
Pourquoi vouloir « franciser l’islam » ?
Le Conseil français du culte musulman (CFCM) ne marche pas car cette organisation qui dépend du Maroc, de l’Algérie et de la Turquie ne connaît plus les musulmans de France, Français et pour beaucoup nés en France. Quand on leur envoie des imams des trois pays, ils voient arriver des « blédards » qui ne parlent pas français et ne connaissent pas les jeunes. Ils n’ont aucun impact sur eux. L’idée d’externaliser le culte musulman aux pays d’origine, cela marchait dans les années 1970 avec les immigrés de première génération. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De plus, nous avons importé le conflit entre les Marocains et les Algériens, ce qui a paralysé le système. En outre, l’islam maghrébin est largement pétri d’islamisme. L’islam n’a pas fait sa révolution théologique au Maghreb. Et je ne crois pas qu’elle pourra le faire là-bas tant il y est impossible de travailler sérieusement sur les textes. Certains examinent le Coran avec des instruments théologico-critiques de haute qualité, comme Rachid Benzine par exemple. Mais avant que ces idées s’imposent à l’islam marocain, il faut beaucoup de travail. La réforme de l’islam se fera dans les pays occidentaux car c’est là qu’il y a la liberté de penser. C’est donc une erreur d’importer des imams marocains. Il faut des imams français, formés en France avec une organisation française que l’on n’a pas pour le moment.
Plus loin : Résumé du rapport « Nouveau monde arabe, nouvelle ‘politique arabe’ pour la France »
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