Rahma Bourquia est une femme de défis. À 67 ans, celle qui a été la première femme à avoir été présidente d’université et qui a participé à la réforme du Code de la famille, dirige depuis trois ans l’Instance nationale d’évaluation auprès du Conseil supérieur de l’éducation. L’organisme a récemment publié un rapport alarmant sur la situation du secteur éducatif, faisant état d’importantes déficiences des lycéens marocains dans les matières littéraires et scientifiques. “Il existe un risque lorsqu’on fait des projections sur l’avenir des générations futures, mais il faut être optimiste parce que les changements sont possibles”, nuance-t-elle, même si elle a pourtant comparé, lors d’une intervention télévisée, le système éducatif marocain à une forêt en feu. C’est au siège du CSEFRS, un bâtiment tout en baies vitrées, situé dans le quartier de Hay Riad à Rabat, que nous nous sommes penchés sur ce rapport avec la docteur en sociologie.
Vous comparez la crise que connaît le secteur éducatif marocain à celle qu’ont traversée les États-Unis durant les années 1970-1980. Celle-ci avait fait l’objet d’un rapport intitulé “A nation at risk” (une nation en danger). Le Maroc serait-il en danger ?
Le danger existe, mais il ne faut pas non plus l’amplifier. Nous savons que le discours du sens commun critique notre éducation et dit qu’elle est défaillante. Mais il fallait prouver scientifiquement le déficit, et c’est pour cela que nous avons mené notre évaluation des acquis des élèves. Le but de cette évaluation n’était pas d’alarmer, mais d’établir un diagnostic et de provoquer un sursaut afin d’accélérer les efforts entrepris dans la réforme de l’éducation. Dans les pays avancés, de tels rapports engendrent une mobilisation des acteurs du secteur. Au Maroc, même les résultats inquiétants d’une enquête internationale comme le TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study, une enquête internationale sur les acquis scolaires, coordonnée par l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement, qui porte sur les mathé- matiques et les sciences, ndlr) suscitent l’indifférence. Il n’y a rien de pire que la banalisation de la médiocrité. Si l’on souhaite contribuer au développement du Maroc, il faudra agir sur l’éducation et le capital humain.
Vous dites qu’il ne faut pas s’alarmer, mais les résultats de votre enquête sont inquiétants. Pour la résumer, on peut dire que les étudiants du tronc commun littéraire ne sont pas bons en arabe et ceux du tronc commun scientifique ne sont pas bons en mathématiques…
Il faut tirer la sonnette d’alarme, mais ne pas baisser les bras pour autant. L’éducation n’est pas un îlot confiné, c’est l’affaire de tous. Notre étude doit choquer au point de mobiliser. J’ai vu certains médias, en commentant les résultats de l’étude, traiter nos lycéens de “cancres” et de paresseux (kousala), ce n’est pas vrai. J’étais éducatrice moi-même, et lorsque j’enseignais, je constatais dans les yeux de mes étudiants qu’ils ne comprenaient pas ce que je leur apprenais, je me disais que c’est moi qui n’ai pas utilisé la bonne méthode pour qu’ils comprennent. On a besoin de comprendre les besoins de la jeunesse . Cette dernière a subi des transformations et a vu ses repères d’autorité perturbés. Il faut également prendre en compte la donnée de l’extrémisme. La jeunesse a besoin d’enseignants qui comprennent ces changements. C’est ainsi que la réforme de l’éducation est quelque chose de très complexe. Et si nous n’arrivons pas à déconstruire cette complexité, nous ne réussirons pas cette réforme.
En tant qu’ancienne professeure et présidente d’université, vous ne pensez pas qu’il y a lieu de s’inquiéter pour l’enseignement supérieur ?
Bien sûr qu’il y a lieu de s’inquiéter. Quand les étudiants arrivent à l’université, ils amènent avec eux leur bagage du primaire et du secondaire. À ces problèmes s’ajoute le phénomène de la massification. Le Maroc connaît une évolution démographique et avec cette massification, les moyens ne suivent pas. Les problèmes de l’université sont liés à ceux du primaire et du secondaire. À titre d’exemple, on peut mentionner la question linguistique, qui se pose avec acuité. Le CSEFRS, à travers sa vision stratégique 2015-2030, a présenté une nouvelle architecture pour l’enseignement des langues : l’arabe, l’amazigh et les langues étrangères. Encore faut-il qu’on se mobilise pour l’appliquer et lui fournir les moyens pour sa réussite. Lorsque j’étais présidente d’université, nous avons dû introduire des modules de communication et de langues afin de mettre les étudiants à niveau. Lorsque le lauréat ne maîtrise pas l’arabe, et le français qui est la langue du secteur économique, il est exclu du marché du travail. En ce qui concerne le français, les personnes issues des missions étrangères maîtrisent cette langue et s’intègrent facilement. La question linguistique est une question de justice, car la maîtrise d’une langue ne doit pas être un facteur de discrimination ou d’inégalité. Il faut permettre aux élèves des écoles publiques d’avoir le niveau requis dans la maîtrise des langues étrangères.
Vous faites référence à une “mobilisation”. Qu’implique-t-elle ?
Le pilier de cette action doit être l’Exécutif, qui fait déjà des efforts, mais il est handicapé par un environnement qui n’est pas mobilisé. Peut-être que notre rapport le poussera à faire plus. La pression sur les écoles doit également venir de l’extérieur. Les parents d’élèves doivent être partie prenante dans l’école. L’intérêt de l’éducation est l’intérêt de chaque famille, car tous les parents souhaitent voir leurs enfants bénéficier d’une bonne éducation. Quand des enseignants voient des parents impliqués, cela induit un effort de leur part. Le directeur d’école doit aussi se montrer à la hauteur. Le CSEFRS doit également participer à cette mobilisation en accompagnant la ré- forme de l’éducation, par des avis et des évaluations régulières, en effectuant, par exemple, la même étude dans quatre ans pour voir si les acquis des élèves progressent. Les médias ont également un rôle à jouer en mettant en valeur des pratiques réussies qui pourraient servir d’exemple. L’éducation est l’affaire de tous. Ce n’est pas par hasard que Sa Majesté a déclaré que l’éducation est la deuxième priorité du Maroc après la cause nationale.
L’étude que vous avez menée se penche sur les élèves de la première année du lycée. Pourquoi ne pas avoir, par exemple, effectué ce test auprès des élèves du cycle primaire ?
Les collégiens et les élèves d’écoles primaires étaient ciblés par le rapport du Programme national d’évaluation des aquis publié en 2008 par le Conseil supérieur de l’enseignement de l’époque, tout comme l’enquête internationale TIMSS et PIRLS (Programme internationale de recherche en lecture scolaire). Ce choix des lycéens nous permet d’évaluer les acquis de l’élève durant les années du primaire et du collège. S’il y a un déficit à ce niveau du tronc commun, c’est aussi la valeur certificative du baccalauréat qui est à interroger. L’évaluation des acquis à ce niveau nous permet également d’identifier les problèmes relatifs à certaines filières. Les résultats les moins bons sont ceux des étudiants de la filière littéraire. Cela montre que nous avons besoin de bons élèves dans cette filière, qui ne doit pas regrouper les gens qui ne parviennent pas à réussir, mais, au contraire, faire émerger de nouveaux talents.
Vous relevez également que “le redoublement n’a aucun effet positif”. Cela signifie-t-il que le Maroc doit adopter un modèle à la finlandaise où le redoublement n’existe pas ?
Pas dans l’immédiat, mais dans l’avenir peut-être. Le redoublement est une remédiation ayant pour but de faire progresser l’élève. Notre étude montre que les redoublants ne voient pas leur score s’améliorer. Cela signifie que le redoublement ne sert pas à grandchose et que l’on doit cibler les enfants menacés de redoublement pour les remettre à niveau et leur épargner ce qui peut être considéré comme un échec.
Quel est donc le modèle à suivre pour le Maroc ?
Le Maroc doit créer son propre modèle. On parle du modèle asiatique avec des pays comme la Corée du Sud et le Japon où existe une grande culture de discipline, ce qui n’est pas notre cas. Il faut créer un modèle intégrant nos propres spécificités. Au lieu de copier un modèle, il faut s’inspirer des bonnes pratiques et suivre avec attention l’évolution de la science de l’éducation, des méthodes pédagogiques, des nouvelles exigences du métier d’enseignant et de nouveaux modes de gouvernance de l’éducation. Il faut voir ce qui se fait dans les pays scandinaves qui ont le meilleur système d’éducation. La crise de l’éducation est globale, car plusieurs pays, à des degrés différents, sont impactés par la mondialisation et la montée en puissance du libéralisme qui ne se passe pas sans effet sur l’éducation. Dans ce contexte, beaucoup de pays remettent en question leur éducation.
Vous mentionnez les pays qui ont connu une crise de l’éducation. L’Allemagne a eu son PISA Choc en 2001 (PISA est une étude que l’OCDE mène tous les trois ans pour comparer les performances des systèmes scolaires des 72 États membres, ndlr) et il lui a fallu 15 ans pour se remettre à niveau. Combien de temps faudra-t-il au Maroc pour se rattraper ?
Le Conseil s’est donné 15 ans. Si, d’ici 2030, nous n’avons pas accompli nos objectifs, cela signifie que nous avons baissé les bras. À l’issue de ces 15 années de révision, je pense que nous devrons intégrer l’idée d’une réforme continue de l’éducation. Il faut faire une veille continue, car les méthodes, les théories et la nature des jeunes changent. L’éducation doit suivre ce changement. J’aimerais que le Maroc ait une réaction similaire à des pays qui se ressaisissent après avoir eu un constat de déficit.
Vous-même, ainsi que le CSEFRS, avez insisté sur le financement de l’éducation. Au final, quel type de financement permettrait de mettre à niveau le système d’éducation marocain?
Un financement solidaire. Nous le savons et tout le monde le dit, une grande part du budget de l’État est consacrée à l’éducation. Tous les moyens doivent être déployés pour mettre en œuvre la Vision straté- gique du CSEFRS, notamment les points relatifs à la discrimination positive au profit du rural, la généralisation de l’amazigh et du préscolaire, ainsi que la généralisation de l’éducation de base obligatoire. J’insiste également sur le fait qu’aucun enfant ne doit être exclu de l’éducation pour des raisons matérielles. Il faut ainsi diversifier les sources de financement et entamer une réflexion là- dessus. Peut-être que ce financement s’effectuera à travers la mise en place d’un impôt ou d’un fonds spécial pour l’éducation. La diversification des sources de financement est une nécessité et cela passe par la mobilisation et la concrétisation des réformes sur le terrain.
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