Pour le politologue marocain Mohammed Tozy, qui analyse le discours du Trône comme chercheur, il faut se garder de jugements hâtifs. Le rappel à l’ordre royal à l’égard de l’administration et de la classe politique puise ses racines dans une pensée néolibérale, qui n’est pas imputable à l’autoritarisme ou au Makhzen. D’un côté, les politiques de l’Etat sont jugées par Mohammed VI à l’aune de l’efficacité et d’une conception de la responsabilité qui découle de la Constitution de 2011. De l’autre côté, la crise de la représentation souligne le décalage entre la norme suprême et une culture politique encore fondée sur la soumission à l’égard du Palais.
Mohammed VI s’est adressé à la nation le 29 juillet en fustigeant l’administration et la classe politique. Quelle analyse faites-vous de ce discours ?
Ce discours est très impacté par l’année écoulée, depuis les élections législatives d’octobre 2016. Il réagit au bilan et à l’actualité, marquée par les problèmes de la composition du gouvernement, et par les événements d’Al Hoceïma. En même temps, cette allocution s’inscrit dans la continuité du dernier discours du Trône. Il y a une tendance, une idée continue : l’administration pose des problèmes. Plus précisément, l’inefficacité de l’administration travaille le système. Cette interrogation appartient à l’époque. La conclusion forte qui en ressort est que beaucoup d’experts mainstream pensent que la démarche entrepreneuriale est la meilleure pour gouverner. Ce qui ouvre la possibilité de transférer les outils, les concepts, des mots de la gestion entrepreneuriale vers l’administration, avec pour maître-mot l’efficacité. Le roi n’a pas inventé cette question. Elle travaille d’autre Etats et on la retrouve aussi, dans un autre contexte, présente dans la pensée d’Emmanuel Macron en France, ou avant lui Tony Blair, au Royaume-uni.
D’où vient l’idée que le secteur public doit prendre exemple sur le privé ?
La pensée du management public soutient qu’il faut désosser l’Etat, le réduire, pas dans ses prérogatives régaliennes et/ou d’Etat-providence, mais dans ses façons d’exister et donc de transformer la gouvernance à la manière entrepreneuriale. Ce sont des expressions tardives du consensus de Washington et de l’idéologie néolibérale. Désormais, ça arrive au Maroc aussi. Je ne dis pas que c’est une bonne ou mauvaise chose. C’est un constat. Il y a un parti pris contre un type de management public et cela aboutit à confier les commandes aux techniciens et aux experts. On le voit en France, où le modèle de l’élu, de l’administrateur et le manager se confondent désormais dans un nouveau profil du politique associant ENA, Sciences Po et HEC et fonctionnant comme un patron de startup. C’est un phénomène sociologique qui nous atteint et qui apparaît en filigrane dans le dernier discours du roi.
Quelles seraient les conséquences de ce tournant managérial sur la politique marocaine ?
D’abord, ce discours néolibéral contri- bue à décrédibiliser la politique traditionnelle qui se conçoit et se fait à partir de points de vue ou de positions idéologiques. Ensuite, cette pensée qui est tout aussi idéologique, change même la définition de ce qu’est l’élu. Il n’est plus celui qui représente mais celui qui sert. La représentation du peuple se ferait alors de manière directe à travers les médias et surtout dans les réseaux sociaux. C’est très profond, car ça pose des questions sur l’utilité de la démocratie : quelle forme de démocratie ? Quels sont les espaces de délibérations, le parlement ou ailleurs ?
On peut donc parler de remise en cause de la démocratie ?
Oui, en partie. Si l’on a en tête la démocratie représentative, mais pas la démocratie participative, et encore moins la démocratie délibérative. Cette remise en cause est générale, elle intéresse les vieilles comme les nouvelles démocraties ou les régimes qui aspirent à le devenir. La Constitution de 2011 a anticipé ces remises en cause via l’institutionnalisation des mécanismes participatifs et l’introduction d’éléments de démocratie directe par le biais de la pétition et de l’initiative législative populaire. Ces questionnements ne sont donc pas propres au Maroc, qui s’inscrit dans le moule international. Avant, nous n’étions même pas concernés par ces problématiques, nous étions à la marge. Maintenant, nous sommes nous aussi impactés et traversés par ces questionnements. La question de lier la démocratie à la représentativité est discutable, elle est en tout cas relative. Les autres pays auxquels nous nous référons ont connu surtout la liberté d’expression, le pluralisme etc. Ce qui est en train de se passer c’est une mutation dans l’acte de gouverner. Cette mutation dans le sens renvoie à des mutations dans le profil sociologique de référence de l’élu exemplaire, qui n’est plus l’instituteur et encore moins l’engagé idéologique, PJD ou autre. Le profil de référence de l’élu est celui du serviteur efficace. C’est ce modèle qui apparaît en filigrane et de manière récurrente dans les discours du roi. En tout cas, le modèle managérial est à discuter.
Pourquoi ?
Quand on prend l’entreprise comme modèle de l’action publique, on évacue une différence fondamentale. Dans le jeu entrepreneurial, la mort est possible, elle est même plus probable que la réussite. Or, on ne peut pas envisager la mort de l’Etat avec la même légèreté. L’Etat ne peut pas mettre les clés sous la porte sans conséquences terribles. Par ailleurs, l’idéal d’efficacité dans des modèles libéraux n’est pas toujours vérifié. La crise de 2008 en est une expression très forte. Le partage inégal des richesses vient de l’entreprise, la gouvernance n’est pas idéale, ni la transparence… Ce qui est intéressant, c’est que la société marocaine est traversée par les mêmes questionnements que les autres sociétés. Peut-être que nous ne sommes pas outillés comme elles, et nous y répondons comme les autres, non pas avec une disqualification du politique, mais avec un questionnement de ce qu’est l’action politique.
Est-ce que le roi apporte une réponse à ce questionnement dans son discours ?
Ce n’est pas que le discours ne le dise pas, il n’a pas à le dire. C’est le développement du pays et la faible productivité des investissements publics qui imposent ce questionnement. On était dans une logique “Ponts”, il fallait équiper le territoire, le mettre à niveau, ce qui était une très bonne chose. Maintenant, il faut créer du lien et les conditions de la proaction. On a eu tendance à oublier que l’action du gouvernement n’est pas liée seulement à l’équipement. Le politique donne du rêve, un projet à construire ensemble, et le discours royal dessine en creux le déficit en partage de la vision. Par ailleurs, le contexte actuel interroge les conditions dans lesquelles se construisent les espaces de délibération. Face à une uniformisation des modèles de consommation, qui ne sont plus uniquement marocains mais mondiaux, il y a une amplification forte du décalage entre les groupes d’appartenance – les conditions objectives de vie des gens comme disent les marxistes – et les groupes de référence. Il y a peu de Marocains qui jouissent d’une homothétie entre le groupe d’appartenance objectif et celui de référence. Cela amplifie fortement les revendications, justifiées ou non.
Quelles réponses politiques peuvent être apportées pour réduire ce décalage ?
La réponse est de réinstaller l’individu dans sa propre responsabilité. Tout le monde est dans le populisme et la démagogie. Les espaces de délibérations doivent permettre de rapprocher les situations objectives des possibles, mais pas de ce que l’on veut, en responsabilisant les individus. Parce que ce qui est vendu à tort, c’est que l’Etat est omniscient, omnipotent. Il peut tout faire, avec une dimension presque magique, de l’Etat et du roi lui-même, qui est construite et entretenue car c’est la logique même du système qui conduit à une déresponsabilisation des individus.
Justement, le roi, dans son discours, a pointé les responsabilités des uns et des autres sans évoquer la sienne…
Excusez-moi, je ne peux pas renoncer au jeu de rôle de l’académicien jargonneur, mais c’est indispensable pour comprendre certains paradoxes. La responsabilité a un double sens, nous sommes responsables de et responsables envers. Dans la logique du système et selon la Constitution, le roi n’est pas responsable envers les Marocains mais envers Dieu et l’Histoire. Les politiques selon la Constitution sont responsables envers les Marocains, car ils sont élus. C’est la distribution des responsabilités qui découle de la dernière charte de 2011 car les Marocains l’ont acceptée et même souhaitée. Le problème actuel se pose quand ceux qui sont responsables devant le peuple choisissent de se placer sous le parapluie royal. Leur stratégie inconsciente est d’estimer qu’ils sont responsables envers le roi et pas envers les Marocains, et ils subissent par conséquent la grâce ou la disgrâce.
A vous entendre, la responsabilité est donc à chercher du côté du gouvernement…
Il y a un système de responsabilité qui est défini par la Constitution. Et ce qui est satisfaisant c’est que le roi dit être attaché à cette norme. Le réglage politique de la responsabilité envers les Marocains se fait par le contreseing, par le parlement. Il y a un dispositif qui fait que les élus doivent rendre des comptes. Ce que je dis, c’est que dans notre culture politique, les élus ne veulent pas rendre des comptes et se mettent sous le parapluie du Palais. L’usage des tamassih (les crocodiles dénoncés par Benkirane, ndlr) et tout ce langage en sont la preuve. Bien sûr qu’il y a un pouvoir d’influence, mais les responsabilités doivent être assumées. Techniquement, toutes les décisions ne peuvent pas venir d’en haut, c’est impossible. Un Chef de gouvernement ne peut pas aujourd’hui affirmer qu’il a appris des décisions majeures à la télévision. Il avait les moyens de s’informer.
Vous ne voyez pas de contradiction dans l’insistance du roi sur la reddition des comptes alors qu’il en est exempté ?
Il n’y a pas de contradiction forte entre insister sur l’accountability et ne pas être soi-même comptable. Pour un roi croyant, c’est un engagement qui coûte plus cher. Il est plus grave d’être responsable envers Dieu et le risque est infiniment plus important : être en marge de l’Histoire ou risquer l’enfer sont des horizons apocalyptiques. La vraie question est de savoir si la Constitution a réussi à organiser le partage des responsabilités. Parler de démocratie, d’autoritarisme ou de transition démocratique n’est même plus intéressant pour un politiste.
Pourquoi les Marocains continuent alors de solliciter le roi, comme il l’a lui-même souligné ?
Les doléances arrivent jusqu’à lui parce que la culture politique des acteurs les empêche de construire le deuxième type de responsabilité telle que prévue par la Constitution. Il s’agit de responsabilité politique où la seule sanction doit venir des urnes.
Pourtant, certains Marocains ne se sentent pas représentés, ni par le gouvernement ni par les élus…
C’est faux. C’est ce que nous dit l’écho du Rif, d’un mouvement, mais ce n’est pas vrai. Les communes fonctionnent au quotidien. Les gens voient leurs élus quotidiennement quand ils font leur travail. Ils connaissent leur élu, surtout dans le rural où il y a de la vraie représentativité. Ça ne veut pas dire qu’ils sont bien représentés mais ils sont représentés. Ce sont des guichets auxquels les Marocains s’adressent pour beaucoup de choses. Dans ces échelons inférieurs, il y a une représentation politique au sens de la chose publique. Le décalage avec la population est dans les hautes sphères politiques. Les états-majors des partis n’ont pas construit de liens, à part un peu le PJD. Iln’ya pas assez d’investissement pour faire le lien entre une idéologie politique et sa mise en place.
Les militants du Hirak par exemple soutiennent le contraire de ce que vous nous dites…
C’est très particulier aux gens du Rif où la question des gens de l’intérieur et ceux de l’extérieur est centrale. Mais surtout parce qu’il s’est passé huit mois de contestation et que la population a fabriqué de nouveaux représentants. Où étaient les autres acteurs politiques pendant tout ce temps ? Ce mouvement a fait émerger des leaders qui ont naturellement délégitimé et évincé les anciens.
Le roi a gracié des détenus du Hirak qui n’ont pas encore été jugés. Est-ce cohérent avec une justice indépendante ?
Encore faut-il que la justice soit au rendez-vous. Il y a eu un télescopage des calendriers. Personnellement, je ne peux pas dire qu’il vaille mieux garder ces détenus en prison. Je constate que le roi a utilisé son droit de grâce. Si ça a permis de dédramatiser la situation, tant mieux. Là encore, la justice doit être responsable. Malheureusement, c’est l’un des corps les plus conservateurs. Contrairement aux policiers par exemple. La police est plus en avance par rapport à la conception de l’ordre public que la justice, c’est regrettable.
En parlant de la police, le roi a niétoute approche sécuritaire…
Il a raison, en termes de ratio policier par habitant nous sommes parmi les plus faibles de la région. Il n’y a pas un policier derrière chaque Marocain. Si nous avons plusieurs situations comme Al Hoceïma en même temps ce serait terrible. Le Maroc n’a pas les moyens d’une gestion sécuritaire.
Sur ces 18 ans de règne, comment Mohammed VI a-t-il évolué en tant que Chef d’Etat ?
Il habite le rôle de façon beaucoup plus forte, ce qui est important. Il ne faut pas oublier ce qui s’écrivait au début des années 2000 sur un roi faible, qui ne veut pas du pouvoir. Il a réussi non pas à faire oublier son père mais à montrer ses différences avec de réels atouts. Notamment en termes d’efficacité. L’évolution est très nette sur la scène internationale. La politique africaine représente une rupture sur la façon dont on construit une politique avec une implication réelle et physique. Et son souci de respect de la Constitution est important. Jusqu’à maintenant, il y a eu des interprétations mais elle n’a jamais été remise en cause. Sur la gestion des affaires internes, il y a une définition des domaines d’action qui est plutôt claire. La crise qui a suivi les législatives – le “blocage” – a réduit cet élan.
Que penser de la critique sur le poids de l’entourage royal, est-ce justifié ?
Le roi a des prérogatives aussi importantes, voire plus importantes, que celles du gouvernement. Comment va-t-il exercer ses prérogatives ? Ce qui est patent, c’est que la bureaucratie qui permet au roi d’exercer ses prérogatives pose des questions en termes de rationalisation et de visibilité. Elle l’est déjà un peu, les conseillers ont des périmètres d’action. On peut même déplorer que cette administration qui exerce les prérogatives du roi ne soit pas plus autonome avec un périmètre d’action encore plus clairement défini et doté de moyens.
Quels doivent être les rapports entre l’Exécutif royal et l’Exécutif gouvernemental ?
On a un Exécutif bicéphale, donc les rapports ne sont pas que des rapports de coopération, et c’est même intéressant. Il y a trois possibilités : soit des rapports hiérarchiques, et on souhaite que ça ne soit pas le cas même si parfois le Chef de gouvernement le souhaite alors que ce n’est pas l’esprit de la Constitution. Soit des rapports de coopération ou enfin des rapports de concurrence. Il y a donc un équilibre à trouver. Le roi et le gouvernement exercent deux pouvoirs distincts, qui n’ont pas la même origine, ni la même légitimité, ni la même responsabilité. Certes, ils ont des poids inégaux et il est souhaitable qu’il y ait des rapports de force et de concurrence pour qu’il y ait justement une coopération. Ce qui est à éliminer, ce sont les rapports de soumission. La Constitution dit clairement que la souveraineté appartient à la nation par voie de référendum ou via ses représentants. Donc, ceux qui ont la légitimité populaire sont importants. Le roi n’a pas d’autre intérêt que de respecter cela pour éviter le risque de vulnérabilité.
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