Limogeage du Premier ministre algérien: "C’est la victoire d’un clan sur un autre"

Le président Bouteflika a limogé son Premier ministre Abdelmajid Tebboune, remplacé par "l'homme des sales besognes", Ahmed Ouyahia. Rachid Tlemçani, professeur en sciences politiques à la faculté d'Alger, revient sur les jeux de pouvoir qui ont conduit à cette décision lourde de sens, à moins de deux ans d'une élection présidentielle "de tous les dangers".

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Ahmed Ouyahia secrétaire général du RND et ancien Premier ministre.

Rachid Tlemçani a été chercheur à Georgetown University (Washington, D.C.) et à Harvard University (Boston). Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Élections et élites en Algérie, paroles de candidats (Chihab Éditions, 2003).

Le Premier ministre, Abdelmajid Tebboune, a été limogé ce mardi. Pour vous, est-ce une surprise?

Abelmadjid Tebboune a été limogé après moins de trois mois aux affaires. Il n’est même pas resté 100 jours, période permettant à un responsable politique de faire un premier bilan. Si pour l’ensemble des observateurs, son intronisation fut une surprise, son limogeage n’en est pas une.

Pour quelles raisons a-t-il été remercié?

Dès son installation, Abdelmajid Tebboune a tenté de mettre en place un nationalisme économique de type étroit et archaïque relevant, philosophiquement, des années de plomb (les décennies 1960 et 1970, sous la présidence de Houari Boumediene, NDLR).

En clair, il voulait séparer argent et politique, mais cette idée n’était pas soutenue par une nouvelle stratégie de développement s’inscrivant dans l’après-pétrole. C’est ainsi qu’il a demandé au ministère du Commerce et à celui des Finances de réduire drastiquement et brutalement les importations, qui avaient dépassé les 50 milliards d’euros.

Aujourd’hui, l’Algérie est devenue un pays qui importe toute la quincaillerie du monde. Depuis le contre-choc pétrolier de 2014, le pouvoir ne peut plus se permettre ce luxe de mauvais goût pour avoir la paix sociale. Il doit changer de logiciel de programmation.

Dans cette éviction, quelle a été l’influence des grands hommes d’affaires, ceux que vous nommez les « oligarques »?

Le Premier ministre a également tenté de s’attaquer à ceux qui ont fait fortune rapidement dans l’économie de l’import-import. Le renchérissement du prix des hydrocarbures dans les années 2000 a donné naissance à des oligarchies. Ces groupes de pression ont pénétré tous les rouages de l’État sécuritaire, à tel point qu’ils ont un droit de regard dans la prise de décisions.

Tebboune a tenté de s’attaquer à un groupe particulier d’oligarques, et notamment Ali Haddad, le président du Forum des chefs d’entreprises. Ce dernier n’était qu’un petit entrepreneur dans le bâtiment, lorsque Abdelaziz Boutelika fut coopté chef d’État en 1999. Il s’est hissé au rang de grand entrepreneur, brassant des milliards d’euros. Très proche du cercle présidentiel, il a raflé la plupart des grands projets dans les travaux publics, sous-traitant à des étrangers, car il n’avait pas la compétence pour réaliser des chantiers de grande envergure.

Ces dernières années, il a également bénéficié de facilités bancaires considérables, à hauteur de plus d’un milliard d’euros. En retour, Ali Haddad a financé en grande partie la campagne présidentielle du candidat Abdelaziz Bouteflika.

Officiellement, c’est le président Bouteflika qui a signé le décret. Est-ce réellement lui qui est à la manoeuvre?

Depuis le début du quatrième mandat, en avril 2014, le président Bouteflika est absent et invisible de la scène politique, aussi bien au niveau local qu’international. Lui, qui fut un globe-trotter, ne se déplace plus. Son dernier discours à la Nation remonte à mai 2013. Lors de la campagne électorale pour le quatrième mandat, il n’a pas été en mesure d’animer un seul meeting, ni même de prononcer un seul mot. Il est diminué physiquement et intellectuellement. Les photos non maquillées, et particulièrement celles que Manuel Valls a tweetées d’Alger, ont montré un président de la République assis sur un fauteuil roulant, dans un état de faiblesse très avancée. Dans de telles circonstances, tout le monde doute qu’il soit en mesure de gérer le pays.

Le frère cadet du président, Saïd Bouteflika, est de plus en plus présent. Quel rôle joue-t-il?

Selon toute vraisemblance, c’est lui qui tient les rênes du pays. D’habitude très discret dans ses mouvements et déplacements, Saïd est devenu de plus en plus visible sur la scène médiatique. Avec le limogeage du Premier ministre, il a définitivement gagné la confiance de l’oligarchie qui a fait main basse sur notre économie de bazar. Il se prépare visiblement à succéder à son frère, lors de la parodie électorale qui aura lieu en avril 2019. Si ce cinquième mandat déguisé a lieu, il faut s’attendre à une implosion sociale, car la politique de vérité des prix, très chère au FMI et à la Banque mondiale, serait irréversiblement appliquée. Un embrasement est à craindre, avant la tenue de cette élection de tous les dangers. 

Ahmed Ouyahia a été nommé Premier ministre. Pourquoi a-t-il été choisi?

Dans les régimes autoritaires, la prise de décision n’obéit pas à la logique cohérente que les professeurs de sciences politiques enseignent à leurs étudiants. C’est un jeu très flou. Pour simplifier, je dirais que ce remplacement est la victoire d’un clan sur un autre. Ahmed Ouyahia a déjà été chef du gouvernement à trois reprises. Il a aussi été plusieurs fois ministre. Jusqu’à mardi, il était chef de cabinet de la présidence. Il est aux affaires depuis plus de 20 ans. Il est également secrétaire général du RND, le Rassemblement national démocratique, qui est le deuxième parti à l’Assemblée nationale. Il est connu pour être un homme sans scrupules, celui des « sales besognes ». Dans les années 1990, c’est lui qui a exécuté le programme d’ajustement structurel du FMI. Le pouvoir a ainsi besoin d’un Premier ministre qui appliquerait à la lettre des instructions du « Prince », car le régime politique algérien est hybride, super-présidentiel. C’est une forme de monarchie qui ne dit pas son nom, avec un président qui concentre tous les pouvoirs. Selon la nouvelle Constitution, le Premier ministre est totalement éclipsé par le président de la République, dont il a simplement la charge de mettre en application le programme.

Quelles conséquences ce remplacement peut-il avoir, dans la perspective des élections de 2019?

Les décisions que prendra Ouyahia seront très impopulaires. Par conséquent, il n’aura pas beaucoup de chance d’être élu président en 2019. Il est par ailleurs trop tôt pour qu’un Kabyle accède à la fonction suprême. Il faudra donc attendre le résultat des élections locales, qui auront lieu au mois de novembre, pour voir l’évolution de cette lutte des clans, et analyser cette nouvelle dynamique conflictuelle au sommet de l’État.

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