Farid El Hamdioui est membre du comité de soutien des familles des détenus du Hirak à la prison de Oukacha. Il est aussi l’oncle de Youssef El Hamdioui, instituteur, incarcéré à Casablanca parmi 49 militants. “Je suis son deuxième père et son ami. Je l’ai éduqué, on a vécu sous le même toit”, explique Farid El Hamdioui. Lui-même professeur, ancien journaliste et leader du groupe de musique Rifana, qui a remporté le prix du meilleur album de musique amazighe en 2016, Farid El Hamdioui nous a été présenté comme un exemple de sacrifice pour la cause du Hirak. “Je travaille la nuit pour le comité”, confie-t-il.
Nous sommes à Al Hoceïma et nous nous rendons dans un café où les clients montent le son lorsque le JT de France24 en arabe consacre un reportage à la marche du 20 juillet. En route, nous passons devant le tribunal et le commissariat. “C’est devant ces deux bâtiments que Mohcine Fikri est mort. Je n’étais pas là, j’ai appris l’information sur Facebook, mais ça me fait toujours bizarre…”, soupire-t-il. Attablé, il nous raconte dans le détail les visites hebdomadaires à Oukacha. L’ancien journaliste publie d’ailleurs régulièrement des comptes-rendus détaillés de ces visites sur sa page Facebook. Il parle aussi de l’aide du Conseil national des droits de l’homme (CNDH) pour faciliter ces moments de retrouvailles entre les prisonniers et leurs familles. Non sans humour malgré les circonstances, il nous donne l’occasion de connaître un peu mieux certains détenus, dont font partie des artistes, comme lui.
TelQuel : Comment est né le comité de soutien aux familles des détenus du Hirak à Casablanca ?
Farid El Hamdioui : On l’a créé une semaine après l’arrestation de Nasser Zafzafi, parce que le nombre de détenus augmentait de jour en jour. Ça devenait une nécessité. Les familles ne croyaient pas à ce qu’il leur arrivait. Dans un premier temps, elles ont créé un comité de soutien aux détenus. Le comité pour les familles est venu après, pour qu’on puisse gérer nous-mêmes la crise, nous éloigner de toute politisation et éviter tout intermédiaire.
À quoi sert-il ?
Ce comité a un rôle humanitaire, car on facilite surtout les visites des familles. Nous sommes en relation avec les avocats, et donc, quand il y a de nouveaux détenus, on facilite également le contact avec la défense. Nous utilisons nos relations pour aider au mieux les familles. C’est par exemple comme cela qu’elles peuvent désormais consulter un psychologue gratuitement, à Al Hoceïma.
À quelles difficultés avez-vous été confrontés ?
Nous avions réussi à organiser une première visite grâce aux donations, et en empruntant le bus d’El Habib Hanoudi (détenu à Oukacha, conducteur d’autocar de profession, ndlr), mais l’administration pénitentiaire ne nous a pas autorisés à effectuer une visite en groupe. Nous avons donc contacté le Conseil régional des droits de l’homme (CRDH), qui nous a aidés à obtenir cette autorisation via le CNDH. Dans un second temps, le CNDH a pris en charge le transport des familles. Par ailleurs, nous n’avions droit qu’à dix minutes de visite, une fois par semaine. Nous avons envoyé une lettre au président du CNDH, Driss El Yazami, pour lui exposer le problème. Désormais, nous avons droit à deux heures de visite pour tous les détenus. Pour eux aussi, l’intervention du CNDH a permis d’améliorer les choses. Ils ont dorénavant une télévision et un réfrigérateur dans leur cellule. On a le droit de leur envoyer des livres et des journaux. C’est déjà quelque chose de positif en attendant la liberté.
Financièrement, les familles s’en sortent-elles ?
C’est le manque d’argent qui nous a obligés à demander le soutien du CNDH. Les gens ici voulaient aider, mais ils avaient peur que l’État ne prenne cela pour un soutien occulte. Même faire du bien devenait un crime. L’aller-retour Al Hoceïma-Casablanca, c’est 300 dirhams par personne. S’il y a trois personnes, c’est 900 dirhams. La gouffa, c’est minimum 200 dirhams pour toute la semaine. En gros, une visite pour trois personnes, c’est 1500 dirhams par semaine. Par mois, ça fait 6000 dirhams. C’est trop, aucune famille ne gagne ça.
Comment se passent les visites à Oukacha ?
Une trentaine de familles prend part à ces déplacements, avec trois personnes par famille au maximum, selon l’accord passé avec le CNDH et la direction de la prison de Oukacha. Au total, on est une soixantaine à faire la visite chaque mercredi, 53 dans le car, ainsi que quelques familles dans leurs voitures. On est fouillés à l’entrée évidemment. On peut faire entrer tout ce qui se vend en épicerie. On n’a pas le droit aux jus de fruits faits maison par exemple, mais les sandwichs, on peut. Un jour, Youssef nous a appelés, il avait vraiment envie d’un poulet grillé. On a pu lui en amener, mais il a fallu le désosser. On lui a apporté la viande dans du papier aluminium.
Les familles sont réparties dans deux salles, 15 dans la salle 5 et 15 dans la salle 7, avec 5 ou 6 gardes dans chaque salle. Le directeur de la prison lui-même vient faire un tour quelques minutes, puis repart. Tous les prisonniers entrent ensemble, on s’embrasse. On a une technique : les trente premières minutes sont réservées à la famille proche. Après, on voit les autres prisonniers, parce que ce sont nos amis, nos proches aussi. Zafzafi, lui, ne peut voir que sa famille et ses avocats. Dans la semaine, ils peuvent nous appeler au maximum deux fois par semaine. La durée de l’appel dépend de la carte qu’ils achètent en prison. Youssef, par exemple, ne m’appelle jamais plus de cinq minutes. Ils ont droit à trois personnes. Ou plutôt à trois appels, parce que nous, on a le droit de se passer le téléphone s’il y a du monde à la maison (rires).
Où dorment les familles à Casablanca ?
Les premières semaines, un comité de solidarité à Casablanca nous a beaucoup aidés. Les familles étaient accueillies pendant le ramadan, pour le ftour et pour la nuit. Depuis la prise en charge du transport par le CNDH, on ne reste plus à Casa. On quitte Al Hoceïma le mardi soir vers 23 heures. On arrive le mercredi matin à 6 heures à Oukacha. On repart le mercredi soir et on est de retour le jeudi matin à Al Hoceïma.
Comment vont les détenus ?
Moralement, ils sont vraiment très forts, mais ils commencent à trouver le temps long. Ils veulent leur liberté. Ils nous disent à chaque visite que ce qui leur arrive, c’est du théâtre. Il n’y a pas de preuve matérielle contre eux, alors que les accusations sont très lourdes. Les seules preuves, ce sont des écoutes téléphoniques. Ce sont des appels au cours desquels ils se moquaient des accusations de séparatisme et de financement étranger du gouvernement. “J’ai reçu l’aide du Polisario, c’est bon. J’en ai trop, donc si tu as besoin d’argent dis-moi.”. Ou bien : “— Tu as de l’argent pour me payer une carte téléphonique de 50 dirhams ? — Oh oui, bien sûr, j’ai reçu de l’argent du Venezuela.” C’était de la rigolade ! C’était devenu une blague à Al Hoceïma, tout le monde en riait parce qu’on était choqués de l’accusation de séparatisme. C’est de la folie !
L’administration pénitentiaire a communiqué le 20 juillet sur le fait qu’il n’y avait aucune grève de la faim en cours. Y en a-t-il eu par le passé ?
Ils voulaient faire la grève et nous les avons retenus un moment, parce que c’est une décision très grave. On espérait que les problèmes se règlent autrement. Mais de nouvelles accusations arrivaient, l’affaire n’avançait pas, les choses se compliquaient, alors certains ont quand même observé une grève de la faim. Ils ont arrêté aujourd’hui (vendredi 21 juillet, ndlr) parce qu’ils auraient reçu des promesses. Je ne sais pas de qui elles viennent ni ce qu’elles contiennent. On espère que ce sont des promesses de libération pour la fête du trône. Les détenus ne croient en personne, ils ne font confiance qu’au roi. Ils disent que c’est le seul qui puisse régler ça et me l’ont répété plusieurs fois.
L’administration pénitentiaire a-t-elle vraiment interdit à Silya Ziani et à sa famille de parler rifain lors des visites ?
Oui. On l’a d’ailleurs noté dans la lettre que nous avons envoyée au CNDH. Tous les détenus qui ont passé un appel depuis la BNPJ, avant d’entrer à Oukacha, nous ont parlé en darija. Je l’ai entendu de mes propres oreilles. C’est réglé depuis.
Que pensent les détenus des manifestations qui se poursuivent ?
Ils disent que le Hirak doit continuer, mais à une seule condition : qu’il soit pacifique. Ils sont contre la violence, même verbale, et quoiqu’il arrive. Ils disent que celui qui est violent au sein du Hirak est hors-jeu et qu’on n’a pas besoin de lui.
Que savez-vous de la vidéo de Nasser Zafzafi exhibant son corps comme preuve qu’il n’a pas subi de torture ?
La majorité des détenus ont été filmés entièrement nus. À leur demande, le comité des familles a publié un communiqué pour dire que l’État serait responsable si ces vidéos étaient diffusées à l’avenir. Certains ont rapporté qu’ils avaient été frappés, Mohamed Haki, Ahmed Hezzar et Nasser Zafzafi notamment. Ils n’ont pas précisé par qui, mais ils affirment que cela a eu lieu à Al Hoceïma, surtout pendant leur arrestation. Ils disent avoir été frappés avec des bâtons, les poings, les pieds… C’est grave. Tout cela a été noté par le CNDH dans son rapport.
Les artistes emprisonnés ont-ils une manière particulière de vivre cette détention ?
Quand vous mettez un oiseau libre dans une cage, il ne chante plus. Badreddine, le percussionniste du groupe Agraf, ne pensait pas que l’État arrêterait un artiste à cause de ses chansons et de son engagement. Son histoire est particulière : sa fiancée devait venir d’Espagne et ils devaient se marier après Aïd El Fitr. Il a été arrêté avant et, sans acte de mariage, elle ne pouvait pas lui rendre visite en prison. Grâce à l’aide du CNDH, nous avons finalement réussi à obtenir qu’elle puisse le faire. Nous avions même pensé à faire l’acte de mariage en prison. C’était sur le point de se faire, mais il m’a dit : “Merci de ton aide, mais je veux me marier avec mon amour en dehors de la prison… le plus vite possible.”
J’ai aussi parlé à Anas El Khattabi, qui est rappeur. Je l’ai trouvé amaigri, avant même d’entrer en grève de la faim. Lui aussi a été choqué, mais il m’a dit qu’il s’attendait à être arrêté quand il a vu les autres l’être avant lui. Sa mère est la plus âgée des femmes qui font le trajet avec nous. Elle a plus de 65 ans, elle est malade. À chaque fois, j’ai peur que ce soit son dernier voyage.
Il y a aussi Mohamed Fadil, qui n’est pas artiste, mais dont l’histoire me fait de la peine. Il a été arrêté sur la base de blagues au téléphone au sujet du “financement étranger”, alors qu’il n’a jamais participé aux manifestations. Il était occupé par la maladie de son père. Il passait jusqu’à un mois à Rabat où son père est soigné pour deux cancers. Il n’a été là que lorsqu’on a enterré Mohcine Fikri. C’est le cas qui me rend le plus triste. On pleure tous à chaque fois qu’on va à Oukacha.
Comment ça se passe avec les avocats ?
Les avocats rencontrent les détenus la veille de leurs audiences avec le juge d’instruction. En s’organisant, les avocats ont en partie réussi à dissiper le flou qui régnait dans cette affaire. Bon, quand on voit 200 avocats pour une audience de Zafzafi alors qu’ils sont trois ou quatre pour les autres, on se dit que certains ne veulent le voir que pour pouvoir rapporter à la presse ce qu’il a dit. Les avocats qui travaillent vraiment sont nombreux aussi, heureusement. Il y a des groupes de 10 avocats par détenu, c’est déjà pas mal. On espère qu’ils vont travailler sur les preuves, qu’ils ne vont pas se contenter de nous parler de droits internationaux (sic) avec une défense politique. On veut une défense technique, juridique. Accusation ? Preuve ! S’il y a des preuves, des vraies, alors laissez-les en prison. S’il n’y a pas de preuve, libérez-les. On les connaît tous, on sait qu’ils sont innocents.
Comment se portent les familles, moralement ?
Il y a des souffrances bien sûr. Une souffrance psychique, une souffrance économique. On ne peut pas travailler quand on va trois jours par semaine à Casablanca. On est tous fatigués. Notre vie s’organise autour de ça. Nos enfants font le Hirak à la maison. Quand nous étions enfants, on jouait au gendarme et au voleur. Eux, ils jouent au Makhzen et à Zafzafi. Entre gosses. On est désemparés en tant que parents. On ne voulait pas vivre cette vie-là. À cette période de l’année, on est normalement à la plage, on fait la fête. Nous sommes des Méditerranéens ! On veut juste de l’huile d’olive et des sardines grillées, pas plus (rires). Sérieusement, ils peuvent garder l’hôpital et l’université, mais qu’ils libèrent les détenus.
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