Article paru dans le numéro 761 de TelQuel publié le 21 avril
Son prêche terminé, Abu Suhaib partage quelques dattes bien mûres avec des fidèles à la sortie de la mosquée Badr à Jérusalem-Est. Le temps file mais l’imam n’a “pas besoin de montre”, souffle-t-il sur un ton moqueur. D’aussi loin qu’il se souvienne, l’adhan ponctue mélodieusement ses journées. Comme celles de milliers d’autres Palestiniens vivant en Israël et dans la partie de la ville sainte occupée. “Sans les muezzins, ils ne connaissent pas l’heure exacte à laquelle ils doivent prier”, explique l’homme au crâne rasé. La voix du muezzin est retransmise par des haut-parleurs puissants accrochés au sommet du minaret qui s’élève au cœur du quartier arabe de Beit Hanina. Les décibels résonnent comme une douce musique aux oreilles des Palestiniens. Un bruit insupportable pour de nombreux Israéliens.
La Knesset, le parlement israélien, a donné son feu vert, en mars dernier, à l’étude de deux textes législatifs pour faire baisser le volume des chants religieux. Le premier prévoit l’interdiction des appels à la prière pendant la nuit. Conséquence, les muezzins devront délaisser leur micro pour la prière d’Al Fajr. “Des centaines de milliers de personnes sont réveillées par le bruit aux aurores”, argumente l’instigateur du texte, Moti Yogev, député du Foyer juif, parti nationaliste religieux. L’initiative plaît au Premier ministre, Benjamin Netanyahu, pour qui “les musulmans, les juifs et les chrétiens souffrent tous du bruit excessif de l’appel à la prière”. Comme pour jeter de l’huile sur le feu, un autre texte, beaucoup plus radical, a aussi été proposé par le parti laïc Israël Beiteinou. Il veut bannir le recours aux haut-parleurs en zone urbaine, en tout temps. De quoi déclencher un débat houleux.
“Allahou Akbar !”, ont répliqué à l’unisson des députés arabes dans l’arène de la Knesset, pour dénoncer les deux versions d’un projet de loi jugé “raciste”. Pour ses détracteurs, aucune religion ne devrait subir les foudres du gouvernement le plus à droite de l’histoire de l’État hébreu. En séance plénière, le leader de la Liste arabe unie, Ayman Odeh, a déchiré une copie des textes, ce qui lui a valu d’être escorté de force vers la sortie. Car si aucun mot n’évoque l’islam, c’est bien cette religion qui est visée quand on lit entre les lignes. Baptisé le “projet de loi du muezzin”, il vise spécifiquement les haut-parleurs utilisés dans les mosquées. Ni les cloches des églises, ni la sirène du shabbat, ce qui dérange en Israël, c’est l’appel à la prière des musulmans. Les deux versions du texte ont été approuvées de justesse lors du vote préliminaire, le sésame pour avancer sur l’échiquier politique israélien.
Avant d’avoir force de loi, ces propositions doivent être votées trois autres fois. Au cours des prochaines semaines, les députés tenteront de faire taire les muezzins des mosquées situées en Israël et à Jérusalem-Est, territoire occupé depuis 50 ans et annexé illégalement au regard du droit international. Seule la mosquée Al Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, située entre les remparts de la vieille ville de Jérusalem, serait épargnée. Dans la rue, les Palestiniens en doutent, et, à l’approche du ramadan, la situation devient de plus en plus explosive.
Des appels à la haine
“Je n’ai pas peur des violences !”, balance Jerry Yacov Saada, en levant les mains vers le ciel. Depuis son balcon du quartier de Pisgat Zeev à Jérusalem-Est, ce juif ultra-orthodoxe défend lui aussi l’idée d’obliger les muezzins à baisser le son. Coûte que coûte. L’appel à la prière est “une provocation pour nous rappeler que nous sommes entourés d’Arabes”, se plaint ce colon de 59 ans à la longue barbe blanche. Normal, puisqu’il a choisi de poser ses valises dans l’un des plus grands quartiers de colonisation de la ville. “C’est une terre donnée par Dieu et reçue en héritage depuis la nuit des temps. Celui qui veut s’y installer est le bienvenu, à condition qu’il respecte ma façon de vivre”, juge le religieux franco-israélien qui a émigré il y a 25 ans. “Il faut arrêter de déranger tout le quartier. Moi, quand je prie, est-ce que je réveille tout le monde à l’aube ?”, se défend-il en faisant référence à la prière d’Al Fajr. Trop tôt, trop bruyante.
À la lisière de Pisgat Zeev où s’alignent les toits rouges des colons, la conseillère municipale à Jérusalem, Yael Antebi, essaie de compter les mosquées dans les quartiers arabes voisins de Beit Hanina, Shuafat ou Anata. Si elle peine à les voir, elle les entend. Cela lui suffit amplement. “Pourquoi ne pas mettre une alarme sur son téléphone pour se rappeler l’heure de la prière ?”, suggère-t-elle, comme une évidence. Lors de la guerre à Gaza en 2014, les appels à la prière résonnaient deux fois plus fort dans la petite vallée remplie de fleurs sauvages et de déchets qui sert de zone tampon entre la colonie et les quartiers palestiniens. “Les muezzins avaient monté le son pour nous faire peur, j’en suis certaine”, se remémore Yael Antebi. Malgré tout, elle s’oppose à l’idée de légiférer, pour éviter les représailles. Qui plus est, il existe déjà une loi pour limiter le niveau sonore des haut-parleurs “qui n’est pas appliquée”, soutient celle qui assure vouloir juste la tranquillité. “L’objectif inavoué des musulmans est de nous effrayer avec des appels à la haine, je ne veux plus les entendre”, ose l’élue en balayant l’horizon du regard.
Sur le coin du bureau de la députée de la Liste arabe unie, Aida Touma-Sliman, traîne une pile de documents. Et autant de mesures pour discriminer les Arabes en Israël. “La haine vient des députés de droite, pas des mosquées”, s’offusque-t-elle. La chrétienne originaire de Nazareth dit voir clair dans le jeu du gouvernement. “La future loi sur l’appel à la prière poussera les Palestiniens à commettre des infractions, ce qui permettra à Israël de justifier une fois de plus sa politique d’oppression”, analyse la figure de proue du combat des Arabes israéliens, qui représentent 20% de la population. La plupart sont musulmans et considérés comme des citoyens de “seconde classe”, déplore Adalah, une association de défense des droits de la minorité arabe. “Ce nouveau projet de loi reflète la volonté du gouvernement d’effacer graduellement toute trace de la présence des Palestiniens sur le territoire israélien”, dénonce l’avocat de l’ONG, Mohammed Bassam.
Une tradition vieille de 1400 ans
À Ramallah, capitale administrative de l’Autorité palestinienne, le ministre des Affaires religieuses, le cheikh Yusuf Ida’is, met en garde : “C’est un projet de loi raciste, une atteinte à notre liberté de culte qui nous conduira à une guerre religieuse.” L’homme, par ailleurs conseiller spécial du président palestinien Mahmoud Abbas, appelle les Nations Unies à adopter rapidement une résolution pour protéger les appels à la prière à Jérusalem-Est, “une tradition qui existe depuis les débuts de l’islam”, dicte le religieux, comme une leçon d’histoire. Mais il y a 1400 ans, les muezzins montaient au sommet des minarets au lieu de projeter leur voix via des haut-parleurs. “C’est aujourd’hui impossible”, remarque le cheikh Yusuf Ida’is. Car en pleine ville à Jérusalem, entre les klaxons et les cris des marchands ambulants, la voix du muezzin serait inaudible.
Pour plusieurs Palestiniens, les muezzins ne crient pourtant pas assez fort. Quand on s’enfonce dans le quartier arabe de Beit Hanina, des résidents se plaignent de ne pas entendre l’appel à la prière. Encore moins pendant leur sommeil. “Comment le muezzin peut-il alors perturber la quiétude de nos voisins juifs qui vivent à quelques kilomètres d’ici ?”, questionne l’imam Abu Suhaib, perplexe. En Israël, la voix des religieux musulmans se fait entendre dans quelques villes mixtes, comme Haïfa, Tel-Aviv ou Acre, et le long des lignes de démarcation entre quartiers juifs et arabes de Jérusalem. Pour l’imam de la mosquée Badr, ce projet de loi n’est qu’une tentative pour mettre le feu aux poudres. “Une approche systématique pour nous éliminer”, tranche l’un de ses acolytes, Oussama Massouadi, en s’asseyant sur une chaise à l’ombre du minaret. “Les colons sont libres de partir s’ils n’aiment pas nos appels à la prière”, répète-t-il à l’envi. Un troisième homme les rejoint, pressé d’ajouter sa voix à la contestation. “Il faut mettre fin à l’occupation. Un jour, ce sont les musulmans qui règneront sur toute la Palestine, inchallah”, renchérit Abu Youssef Qawasmy, le regard perçant.
“Nous sommes chez nous à Al Qods”, lâche l’imam Abu Suhaib. Sacrifier la voix des muezzins dans l’espace public devient une aberration pour les descendants des Palestiniens restés sur leurs terres après la création d’Israël il y a près de 70 ans. Pas question de mettre les haut-parleurs au placard. “Nous ne respecterons jamais la loi”, murmure Abu Suhaib, bien droit dans son veston de laine. Quitte à payer l’amende, qui pourrait atteindre 10 000 shekels, soit près de 28 000 dirhams. Si la loi est adoptée, les trois hommes promettent d’installer des milliers d’autres haut-parleurs. Partout, sur les toits des maisons et dans les voitures. Pour éviter de se taire. Et pour sauver les voix des muezzins qui bercent leur quotidien.
Par Sabrina Myre
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