Telquel.ma : La baisse de la fécondité au Maroc depuis les années 1960 a été très rapide comparée à d’autres pays, comme la France, où la même baisse s’est étalée sur deux siècles. Quels facteurs économiques peuvent expliquer ce phénomène ?
Pr. Larabi Jaïdi : Plusieurs facteurs expliquent la baisse importante de la fécondité. Premièrement, le Maroc a mené une politique de limitation de la procréation depuis les années 1970, avec à la fois des programmes conçus pour réduire la natalité et une promotion de l’usage des contraceptifs. Cela s’est accéléré dans les années 1980. Même en milieu rural, le taux de pénétration des contraceptifs a connu une évolution rapide à partir de la moitié des années 1980. Le deuxième aspect concerne les mutations économiques et sociales : le taux d’urbanisme, qui est aujourd’hui important, a évolué nettement. Cela s’est traduit par des changements de comportement démographique, qui sont liées aux conditions de l’urbanisation dans le tissu urbain : l’accessibilité des logements est devenue plus compliquée, par conséquent la famille élargie devenait de plus en plus fardeau dans un espace de vie restreint. Le troisième facteur concerne l’évolution même de la structure des ménages que l’on observe depuis quelques temps. D’un ménage de 7 ou 8 personnes, on est passé à une structure familiale nucléaire. Enfin, le mariage précoce a baissé de manière très nette et le taux de nuptialité a également diminué. Cela s’explique par les conditions d’insertion sociale, qui sont des facteurs dissuasifs pour la prise en charge des enfants. Je pense notamment au niveau de revenu qui ne permet plus forcément de faire face à des besoins d’une famille élargie, d’autant plus qu’une bonne partie de la population active travaille dans le secteur informel, où le revenu est précaire.
Quelles sont les conséquences économiques de cette baisse de fécondité sur la croissance, le chômage, les retraites ?
La pyramide démographique du Maroc, qui représente la répartition de la population par âge à un instant donné, est en train de changer : la base (qui représente les jeunes, ndlr) est en train de se rétrécir, elle grossit au milieu et s’élargit à la tête. Ce que les économistes appellent le « dividende démographique » ou « l’aubaine démographique » est alors constitué par l’économie que réalise l’Etat dans les dépenses liées à la formation et l’éducation dans les premiers âges de la vie, parce que l’effectif des jeunes se réduit. Il y a un gain financier dans le budget de l’Etat de ce point de vue.
Parallèlement, une croissance de la population active (ndlr, tranche d’âge entre 15 et 60 ans) est prévue jusqu’en 2030-2040 : pour que cela constitue une aubaine démographique, il faut que cette population puisse s’insérer dans le monde du travail. Or, nous avons observé que la croissance économique au Maroc n’est pas corrélée par une création nette d’emplois, et peut même être un facteur de destruction d’emplois. Ce phénomène qui peut sembler paradoxal est notamment dû aux évolutions des secteurs agricoles et industriels, qui engendrent de la croissance économique en se modernisant et en améliorant leur productivité. Or, les évolutions technologiques sont moins consommatrices d’emplois, il y a donc une perte de main d’oeuvre. A l’avenir, le secteur des services va être le plus pourvoyeur d’emplois au Maroc. L’Etat va donc devoir repenser son modèle de développement pour le rendre plus inclusif, ce qui suppose notamment une amélioration de la qualité de formation afin que la croissance puisse générer de l’emploi.
La troisième conséquence de la baisse de fécondité concerne la tranche du troisième âge, qui va augmenter très nettement. Parmi les personnes âgées, il y a deux catégories de population : celle qui est insérée dans le système de protection sociale et de retraite et celle qui ne disposait pas d’une couverture de retraite. Ces personnes âgées hors circuit vivent à travers d’autres mécanismes : la solidarité familiale, les politiques étatiques d’aide aux personnes vulnérables ou encore le prolongement du travail l’informel jusqu’à un âge avancé. La première catégorie qui est insérée va quant à elle engendrer une charge additionnelle pour la population active. Les salariés du secteur privé bénéficient de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS), qui peut encore supporter de nouveaux arrivants pendant 10 à 15 ans. Ils ont aussi parfois des caisses complémentaires. Les fonctionnaires du secteur public sont quant à eux couverts par la Caisse marocaine de retraite qui est dans une situation très délicate. Les réformes qui ont été menées jusqu’à présent sont uniquement paramétriques, c’est-à-dire qu’elles jouent essentiellement sur la diminution de la pension, l’augmentation de l’âge de la retraite et l’augmentation des taux de cotisation. Ces réformes peuvent certes donner un oxygène financier pour quelques années, mais nous avons besoin d’une réforme plus structurelle. Le paysage des caisses de retraite est trop éclaté et ne permet pas de faire jouer la péréquation. Il faut une réforme de fond pour élargir la base, faire jouer le mécanisme de péréquation entre les différentes caisses, et mettre en place des modalités de suivi plus performantes.
Le HCP mentionne une amélioration du taux d’activité des femmes qui est passé à 25,1% en 2014 au lieu de 17% en 1982 : un signe encourageant pour la condition des femmes au Maroc ?
Il y a une augmentation du nombre de femmes entre 15 et 60 ans, dites « en âge d’activité ». Or, ces femmes ne sont pas toutes actives (c’est-à-dire en situation d’emploi ou de chômage). Quand on calcule le ratio entre le nombre de femmes en âge d’activité et le nombre de femmes actives, ce ratio baisse et cela est inquiétant. La féminisation de la main d’oeuvre se réduit : de 26-28% il y a quelques années, on est passé à 23-24%, ce qui est plus bas que la moyenne des pays de la région Mena et de la Méditerranée. Si les femmes ont plus de difficultés à trouver du travail, cela est dû notamment à la structure de la main d’oeuvre féminine au Maroc : une partie est salariée, mais une autre partie réalise un travail informel dans un contexte familial souvent rural. Par exemple, elles aident leur mari dans l’exploitation agricole et ne sont pas rémunérées. Du fait de la modernisation de l’agriculture, l’exploitation traditionnelle baisse et cette forme d’emploi s’amenuise. De même, la rationalisation de l’industrie engendre moins de travail pour les femmes dans ce secteur. En résumé, on peut dire qu’il y a certes une hausse du taux d’activité en effectif, mais pas en relatif.
Le président français Emmanuel Macron a récemment déclaré : « Des pays ont encore sept à huit enfants par femme. Vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ». Outre la polémique suscitée en Afrique par ces propos, en quoi est-ce qu’un faible taux de fécondité peut être un facteur de stabilisation pour le Maroc ?
La baisse de la fécondité peut être un facteur de stabilité sous certaines conditions. Premièrement, parce que le rapport entre les ressources naturelles et la démographie est maîtrisé. Le risque d’insécurité alimentaire engendré par la pression démographique sur l’agriculture et les terres arables peut être atténué. D’autre part, une forte démographie s’accompagne d’une mobilité des populations et notamment d’un exode rural en direction des vielles et des zones riches en ressources, ce qui est à l’origine d’une densification des espaces de vie. Pour éviter des tensions sociales les politiques publiques doivent assurer l’accès des populations aux équipements et infrastructures de base. Enfin, un taux de fécondité élevé pose nécessairement la question de l’emploi : si la population active enfle sans qu’il y ait de créations d’emplois, cela peut engendrer un fort taux de chômage. Ainsi, la baisse de fécondité est un facteur de stabilité à condition que l’aubaine démographique soit bien exploitée, c’est-à-dire que la tranche de la population en âge d’activité, les 15-60 ans soit effectivement insérée dans l’activité. Si elle ne l’est pas, elle constitue une charge pour la population effectivement active.
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