Histoire: les "Tujjar" du sultan Moulay Abderrahmane

Au XIXe siècle, bénéficiant de larges prérogatives, les commerçants du sultan Moulay Abderrahmane sont en première ligne pour juguler la pénétration occidentale dans le royaume. Qui sont-ils? Et quel a été leur rôle?

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L’argent est le nerf de la guerre. Ce précepte attribué à Thucydide, grand stratège athénien du Ve siècle avant notre ère, prend tout son sens dans le Maroc du XIXe siècle. Alors que le pays cesse de tourner le dos à la mer, une nouvelle bourgeoisie d’affaires marocaine — musulmane ou juive — s’affaire et s’aiguise au contact de l’Occident. Elle est constituée pour l’essentiel de tujjar as-sultan ou “commerçants du roi”. Une espèce de task force de négociants marocains mise en place par le Makhzen pour juguler la pénétration occidentale dans le royaume, progressivement acculé à la faillite par une noria de financiers étrangers. Dans ce mitan du XIXe siècle, se jouent de grands bouleversements économiques et technologiques, notamment l’apparition des premiers bateaux à vapeur dans les eaux marocaines. Une révolution qui rapproche subitement le Maroc de l’Europe. Les premières compagnies de navigation ne tardent pas à entrer en service, telle la Compagnie Paquet, créée à Marseille en 1863, ou les compagnies anglaises Longlands-Cowell ou Bland Lines. Les villes du littoral se développent à tout-va. De vieux ports presque sans activité, comme Tétouan, Larache, Rabat, Anfa ou Safi, rouvrent leur rade au trafic commercial. Le décor est planté : les tujjar as-sultan peuvent entrer en scène.

Task force sous l’égide du Makhzen

A vrai dire, l’idée des tujjar n’est qu’une remise au goût du jour d’une vieille tradition remontant à la dynastie saadienne. L’historien Michel Abitbol note dans sa savoureuse Histoire du Maroc que “déjà au XVIe siècle, les Saadiens avaient coutume de se décharger sur quelques-uns de leurs grands commerçants juifs pour réaliser une bonne partie de leurs transactions avec les Etats européens”. Parmi les célèbres tujjar de l’époque, l’histoire a retenu les noms des Pallache, Sumbal ou autre Maymoran. Mais au XIXe siècle, ces tujjar as-sultan, “nés sous l’égide du Makhzen”, ont un rôle autrement plus important. Originaires pour une bonne partie d’entre eux de Fès et Marrakech, ils ont pour patronyme Bennis, Benjelloun, Tazi ou Berrada à Fès, ou encore Corcos et Benkirane à Marrakech. Ils disposent de relations solides à Gibraltar, Londres, Manchester, Milan ou Madrid. Ils deviennent vite incontournables. Juifs ou musulmans, ils travaillent pour leur propre compte ou celui du Makhzen. Michel Abitbol souligne qu’“associés aux hauts commis de l’Etat, leurs intérêts coïncidaient le plus souvent avec ceux de l’élite politique du royaume, ceux en particulier du sultan, dont ils géraient l’activité commerciale privée”. Ils fournissent à cette élite et au sultan de multiples produits européens : sucre, thé, tissus, bois sculpté, mais aussi carrosses, meubles, médicaments, montres, horloges, chocolats et autres confiseries.

Des prérogatives très larges

Ces tujjar as-sultan essaiment dans les grandes villes. A Essaouira, le sultan Mohammed Ben Abdellah, soucieux de donner un nouvel élan au commerce, reconstruit à neuf le port. Il fait installer dans la cité dix importantes familles marchandes juives. Il n’ignore pas que cette bourgeoisie est précieuse pour établir des liens commerciaux avec d’autres communautés juives dans le pourtour méditerranéen. “Ces marchands reçoivent le titre de ‘marchands du sultan’ ou ‘négociants du roi’, généralement confirmé par un dahir ou décret royal, titre qui deviendra parfois héréditaire. Ils bénéficient de prérogatives particulières : avance de fonds, logements et entrepôts dans la casbah, le quartier résidentiel de l’administration et, plus tard, des consulats étrangers”, précise l’historien Frédéric Abecassis dans La Bienvenue et l’Adieu. Nomination royale, autorisation d’exploiter les monopoles royaux, prêt d’investissement pour l’achat de produits d’importation, avantages fiscaux… les privilèges sont nombreux quand on est tajer as-sultan. Ajoutons qu’en cas de banqueroute, le “commerçant du roi” a droit à l’échelonnement de sa dette ou à de nouveaux prêts. “C’est ainsi que l’une des caractéristiques les plus étonnantes de l’institution était son endettement perpétuel auprès du Makhzen, qui, très rarement du reste, retirait son agrément à ses négociants en détresse”, ajoute Michel Abitbol. En fait, le Makhzen ne fait pas dans la demi-mesure pour ses tujjar qui existent socialement et juridiquement. Leur pouvoir va crescendo tout au long du siècle, pour maîtriser l’étau commercial européen qui étrangle le royaume.

C'est grâce aux négociants du sultan que sucre, thé et café deviennent largement présents dans les souks du royaume. Crédit: DR
C’est grâce aux négociants du sultan que sucre, thé et café deviennent largement présents dans les souks du royaume. Crédit: DR

Macnin le juif, Benjelloun le musulman

Sous Moulay Abderrahmane (1822-1859), une étape est franchie. Le sultan souhaite développer le commerce extérieur. Son principal atout : les tujjar. Ainsi confie-t-il en 1818 à Meir Macnin (1760-1835), le négociant juif le plus en vue de l’époque, et ayant déjà servi Moulay Slimane (1792-1822), la gestion complète des ports de Larache, Casablanca, El Jadida et Safi ! “Meir Macnin devient le principal agent juif du nouveau sultan. Il est probable qu’aucun autre juif dans l’histoire du Maroc n’ait concentré autant de responsabilités”, estime l’historien américain Daniel J. Shroeder. Pas étonnant si l’on sait que Macnin a pignon sur rue à Londres (où il a été auparavant nommé consul par le sultan), à Marseille, mais surtout à Gibraltar, l’arrière-boutique de l’empire chérifien, où se développe une importante communauté juive marocaine. Les sujets marocains ont en effet droit de résidence sur le Rocher depuis l’accord anglo-marocain de 1729. Chez les tujjar as-sultan musulmans, c’est la figure de Haj Taleb Benjelloun qui émerge. Immortalisé aux côtés de Moulay Abderrahmane dans un tableau de Delacroix, Benjelloun appartient à la bourgeoisie commerçante fassie et se retrouve, dès 1834, dans le cercle intime de la cour chérifienne. Il est très vite “chargé de réunir et d’acheminer les fournitures marocaines d’armes et de grains aux portes de Fès, devenue la principale base algérienne de ravitaillement”, explique l’historien Jean Ganiage. Sait-on que le Maroc livrait des armes à l’Algérie, par le biais de Haj Benjelloun, pour aider l’insurrection de l’émir Abdelkader entre 1835 et 1840 contre la France ? Les temps ont changé : le savoir-faire commercial des tujjar sert aussi à défendre la bannière chérifienne et musulmane.

Des négociants polyvalents

La colonisation de l’Algérie, la défaite d’Isly (en 1844) et le traité de Lalla Maghnia convainquent Moulay Abderrahmane de renforcer les prérogatives des tujjar. Ainsi, en 1850, le sultan leur octroie l’exclusivité d’acheter et de vendre thé, sucre et café dans le royaume. C’est grâce à eux (et à leurs réseaux) que ces produits, de même que les bougies ou les soieries de Madras, se diffusent au Maroc et deviennent des articles de vente courante dans les marchés les plus reculés. Par cette exclusivité donnée aux tujjar, le sultan renforce le “système impérial”. Système qui lui permet d’infléchir constamment les prix du marché en faveur de ses agents pour faucher la concurrence naturelle du libre-échange. Ces tujjar ont du nez. Ils flairent le bon filon. Gros importateurs de marchandises européennes diverses, ils sont les intermédiaires indispensables entre les maisons de Gibraltar, Marseille, Londres ou Manchester et le marché intérieur qu’ils connaissent comme leurs poches — bien remplies au demeurant. Ils profitent de la conjoncture mondiale, font fructifier leurs ressources en les diversifiant, en les transformant en biens immobiliers (maisons, propriétés agricoles…) ou en plaçant leurs capitaux à l’étranger. “Au cours des années 1870, un grand nombre de Marocains, parmi lesquels Abdelkader al-Attar, Mohammed Tufal’azz, Abraham Corcos, Dinar Ohana et Naftali Afriat de Mogador ont eu la présence d’esprit dans l’achat, par exemple, d’actions de la toute nouvelle Compagnie Paquet. D’autres, tels que les Pariente et les Nahon de Tanger, créèrent leurs propres banques qui devinrent rapidement des succursales des plus grands établissements bancaires de Paris et de Londres”, éclaire Michel Abitbol.

Le lent déclin des tujjar

Pourtant, ces tujjar voient leur étoile pâlir sous le double effet des protestations des négociants étrangers et de l’inondation du marché local par les produits européens. Devant les contestations des commerçants étrangers, relayées par leurs consulats, le Makhzen fait machine arrière. En 1856, la signature d’un traité commercial anglo-marocain met fin au monopole commercial de l’Etat. S’ensuit la convention du 19 août 1863 où la France pousse le sultan Mohammed IV à accepter la clause qui accorde l’immunité judiciaire aux négociants étrangers et à leurs semsars marocains (ils ne peuvent plus être poursuivis par un cadi). La boîte de Pandore des abus dans les transactions commerciales est ouverte. Les tujjar deviennent les grands perdants. Surtout quand la convention de Madrid de 1880 étend le système de la “porte ouverte” et de la protection consulaire. Dans le pays, l’artisanat marocain décline face à l’invasion de produits européens moins chers : souliers, chaussettes, chemises… De fait, nombre d’articles qu’on croit marocains étaient de fabrication européenne : tels les couvre-chefs rouges ou fez, accessoire distinctif de la nouvelle bourgeoisie, en réalité importés par milliers d’Autriche. Vigies du commerce chérifien ou agents du capitalisme colonial, les tujjar disparaissent avec le protectorat, qui n’a plus besoin d’intermédiaires.

Par  FARID BAHRI et ABDESLAM KADIRI

Extrait

Abu Bakr Al-Ghanjawi vu par Eugène Aubin

Parmi les tujjar as-sultan, figure le controversé Abu Bakr al-Ghanjawi, protégé des Anglais et connu pour être le plus grand capitaliste de Marrakech. En 1902, le grand voyageur, diplomate et espion français Eugène Aubin le rencontre. Voici le portrait qu’il dresse de lui: “C’est un vieillard un peu vulgaire qui, contrairement à l’usage musulman, se rase la moustache et la barbe; son visage glabre, aux chairs tombantes, conserve une vive expression d’intelligence. Dans son foundouk, accroupi par terre, entouré de papiers qui débordent de boîtes multiples et de débris de meubles européens, il représente l’incarnation marocaine d’un brasseur d’affaires retors et malin. Dans la maison d’une femme et d’un enfant favoris, où il nous offre le thé dans un service en vermeil à lui donné par le gouvernement britannique, in recognition of his long services, il apparaît comme un vieillard débonnaire, satisfait de la situation qu’il a su se créer lui-même, puisque son père était simple amin des bouchers…

Eugène Aubin, Le Maroc dans la tourmente, éd. Paris-Méditerranée.[/encadre]

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