« Qui croire ? Mes yeux ou Economie & Entreprises ?” C’est par ce tweet laconique, un peu moqueur, qu’Ismail Douiri, directeur général d’Attijariwafa bank, a tenu à démentir l’information publiée le 2 juin en “exclusivité” par le mensuel de Hassan Alaoui, qui avançait que “le rachat de Barclays Egypt par Attijari est au point mort”, en raison notamment des conditions posées par Bank Al-Maghrib. Si l’information s’est révélée fausse, Attijariwafa, ayant procédé au règlement de la transaction le 3 mai et reçu en contrepartie les titres de la banque égyptienne, l’opération ne s’est pas faite sans tracas. En effet, quatre semaines après la signature de l’accord entre les deux groupes en octobre 2016, la livre égyptienne a fondu de 48%. Une dévaluation violente qui a tout changé, obligeant les équipes d’Attijariwafa à revoir leurs calculs et à mettre à jour le dossier d’autorisation déposé à la banque centrale. La transaction se dénouera finalement, permettant à la banque du groupe royal de poser un pied dans l’un des plus grands marchés bancaires du continent. Un marché qu’elle convoite depuis au moins cinq ans. Dans cet entretien, Ismail Douiri, 47 ans, revient sur les conditions dans lesquelles ce deal a été réalisé, explique comment Attijari a pu gérer une telle transaction dans un environnement monétaire et macroéconomique assez compliqué, et nous parle des risques auxquels son établissement est exposé dans le continent.
Vous venez de démentir une information selon laquelle le deal avec Barclays Egypt aurait été bloqué par la banque centrale. Qu’en est-il vraiment ?
Cette information est sans fondement. Nous avons obtenu toutes les autorisations qu’il fallait fin avril. A la levée de ces conditions, nous avons déroulé le closing de manière assez mécanique. Le règlement de la transaction et la livraison des titres ont été effectués le 3 mai. Nous avons de- puis tenu deux conseils d’administration en Egypte. C’est pour cela que je n’arrivais pas à en croire mes yeux quand j’ai vu l’information circuler.
Mais Bank Al-Maghrib a beaucoup tardé à vous livrer le sésame, selon nos informations…
Nous avons déposé un dossier qui comprend les éléments habituels, à savoir les orientations stratégiques, le business plan, les moyens humains et informatiques, l’impact de la transaction sur les fonds propres et les différents ratios réglementaires. C’était un dossier ordinaire pour nous qui sommes habitués à ce genre d’opérations. Mais chaque situation est différente. Pour cette transaction, la situation était particulièrement compliquée.
Pourquoi ?
Un mois après la signature de l’accord avec Barclays (en octobre 2016, ndlr), il y a eu une dévaluation très forte de la livre égyptienne (48%, ndlr). Bank Al-Maghrib nous a donc demandé de mettre à jour le business plan. Cela fait partie du dialogue habituel dans ce genre de transaction. Ce qui est très important pour une banque centrale, c’est le respect des ratios réglementaires. La réglementation marocaine en la matière est si sévère qu’elle considère que, quand une banque fait l’acquisition d’une autre banque, elle a déjà en quelque sorte “perdu” tout le montant versé, puisqu’il est déduit intégralement des fonds propres réglementaires servant au calcul des ratios de réglementation. Il fallait donc exposer toute la trajectoire de constitution des fonds propres nécessaires pour financer cette acquisition. Nous avons eu des échanges à ce sujet pendant assez longtemps. Ces échanges ont permis à la banque centrale de mieux comprendre l’impact du contexte macro-économique sur la transaction, et cela nous a permis de continuer à nous préparer à une situation avec laquelle nous devrons vivre. Ce n’est pas du jour au lendemain que cette volatilité va changer.
Aviez-vous prévu l’impact de cette dévaluation dans la valorisation de la banque égyptienne ?
Nous avons une longue histoire avec l’Egypte. Au cours des dernières années, nous avons examiné pas moins de six ou sept cas d’investissement. Nous connaissons bien l’état des lieux et les risques. Et, surtout, nous avons eu le temps de discuter avec notre conseil d’administration des opportunités de croissance mais aussi de la volatilité qui les accompagne. Cette volatilité n’est pas due à la gestion du banquier, mais à la sensibilité de l’activité bancaire à la situation macro-économique. Et cette situation est justement complexe en Egypte. Ce n’est pas du tout comparable avec notre environnement macro-économique. Quand nous avons présenté l’opportunité d’investissement à notre conseil d’administration, nous avons signalé que nous étions à la veille d’une dévaluation. Et nous avons présenté toutes les précautions que nous avons prises avant de recommander au conseil de faire une offre à ce prix. Les buffers étaient un peu partout : dans les hypothèses, le business plan, le taux d’actualisation des cash flow futurs et surtout le taux de change. La dévaluation était donc prise en compte. Nous avons alors retenu l’hypothèse de dévaluation la plus sérieuse dans les milieux économiques et nous l’avons doublée. La dévaluation peut faire peur à quelqu’un qui ne l’a pas anticipée, mais à partir du moment où on la prévoit, et que nous avons mis les amortisseurs qu’il fallait, nous sommes retombés à peu près sur nos pieds.
La dévaluation de la livre a-t-elle eu un impact sur le prix de la transaction ?
Le prix de la transaction est un sujet entre deux parties privées, Barclays et nous. Je ne peux donc pas commenter. L’essentiel, c’est que nous avons un accord qui a été signé et exécuté en tenant compte de tout ce qui a été communiqué entre-temps.
Mais vous avez dû certainement revoir vos ambitions de rentabilité à la baisse après cette forte dépréciation de la monnaie égyptienne ?
Elle a eu au contraire un effet positif sur les cash flow en livre égyptienne (EGP). En EGP, tout a gonflé, les encours mais aussi les marges d’intérêt. Celles-ci se sont très fortement élargies parce qu’il y a eu immédiatement une hausse de 300 points de base des taux d’intérêt (d’ailleurs suivie récemment d’une hausse supplémentaire de 200 points de base) et il y a eu un ajustement immédiat du rendement des obligations d’Etat. Or, en Egypte, la moitié du bilan d’une banque est constitué d’obligations d’Etat à court terme. Les portefeuilles obligataires des banques repricent donc immédiatement puisque les anciens bons qui se remboursent sont resouscrits à des taux plus élevés. Résultat, la profitabilité de la banque a immédiatement augmenté après la dévaluation. Cela dit, une valorisation c’est une opportunité à saisir à un instant donné. Etant donné que nous avons mis plusieurs amortisseurs, et malgré tous les changements qu’il y a eu, dont il était (et sera) impossible de prévoir ni le timing ni le quantum, nous avons effectué une transaction à des ratios de valorisation très avantageux.
Vous avez dû céder 40% de votre participation dans Wafa Assurance pour racheter Barclays Egypt. Le jeu en vaut-il finalement la chandelle ?
En tenant compte de la dévaluation, le résultat sur douze mois, consolidé en dirhams au taux de change d’aujourd’hui, est nettement supérieur à ce qu’on perd en diminuant notre participation dans Wafa Assurance de 80 à 40%, et nous n’avons émis aucune nouvelle action Attijariwafa bank pour le faire. Notre résultat par action augmente donc. Et le marché a salué cela puisqu’il nous a accordé une prime à l’annonce, confirmée au closing de cette transaction.
Le marché égyptien est connu pour sa cherté. A quel niveau de valorisation avez-vous réalisé cette transaction ?
La cherté du marché égyptien, c’est le rachat de Barclays Egypt a été très compliqué en raison de la forte dévaluation de la monnaie égyptienne. Ce qui nous empêchait jusque-là de réaliser des acquisitions. Pendant longtemps, les valorisations étaient très élevées. Il y avait énormément de concurrence de la part des banques du Moyen-Orient. Il y avait eu des transactions à six fois la book value. L’acquisition de Barclays Egypt a été faite en revanche à des multiples raisonnables : 2,1 fois la book value et 7,8 fois le résultat de 2017 (au taux de change actuel). C’est nettement plus favorable que la va- lorisation de certaines banques cotées au Caire, comme CIB qui se négocie à 3,4 fois la book value et 11,7 fois le résultat de 2017, valorisation boursière ne tenant pourtant pas compte d’une prime de contrôle.
En 2016, vous avez signé un mémorandum pour le rachat de Cogebank au Rwanda. Où en êtes-vous de cette transaction ?
Le mémorandum d’entente est signé, mais l’acquisition ne s’est pas encore faite. Nous avons identifié certains sujets que nous sommes en train de rediscuter avec nos partenaires pour arriver à un accord qui arrange les différentes parties.
Attijariwafa bank, comme d’autres banques marocaines, est fortement exposée au franc CFA, une monnaie sur laquelle il y a actuellement beaucoup de spéculations. Suivez- vous les discussions autour de l’avenir de cette monnaie ?
Ce sujet nous intéresse au plus haut point. Mais nous ne sommes pas partie prenante dans ces discussions, qui se passent dans d’autres sphères. Nous essayons de nous informer au maximum, de nous préparer pour le pire, tout en espérant le meilleur, afin de pouvoir accompagner nos clients si des changements devaient surgir.
Ce serait quoi le pire ?
Je ne suis pas sûr qu’une dévaluation soit favorable. Parce qu’il y a un certain nombre de pays qui, même avec une dévaluation, ne pourraient pas avoir une amélioration de leur balance des paiements. Une dévaluation fonctionne quand on est une économie diversifiée. En Egypte, par exemple, depuis la dévaluation, il y a une croissance plus forte partout. Cela a relancé les exportations, les investissements étrangers, le tourisme… Tout est question d’environnement. Dans d’autres pays qui dé- pendent toujours des exportations énergétiques ou minières, une dévaluation ne fera qu’appauvrir la population, qui devra payer plus cher tout ce que leurs pays importent, y compris la nourriture.
Si le franc CFA est dévalué, n’y a-t-il pas un risque sur les équilibres d’Attijariwafa bank ?
La banque centrale et notre conseil d’administration sont informés de ce risque. Maintenant, une dévaluation du franc CFA affectera-t-elle les équilibres ou la rentabilité de la banque ? La réponse est non. Nous avons 22% de notre total bilan qui est en dehors du Maroc et dans des zones diversifiées. Dans ces 22%, le plus gros morceau est en Tunisie, suivie du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et de l’Egypte. La zone où il y a réellement des difficultés sur le change, c’est l’Afrique Centrale. Et cette zone représente seulement 5% de notre bilan total. Il y aurait donc un impact certain à ce niveau, mais nous avons progressivement constitué suffisamment de survaleur par rapport à la valeur comptable de nos actifs africains pour que cette dépréciation monétaire n’ait aucun impact sur notre compte de résultat.
Dans une note récente, l’agence de notation Fitch indique que vous êtes trop exposés aux obligations d’Etats africains et que cela représente un risque majeur pour Attijariwafa bank et les autres banques marocaines. Un commentaire ?
La réglementation marocaine nous impose de pondérer les risques souverains comme un risque corporate. En fait, il n’y a que les Bons du Trésor marocains qui ne coûtent pas en fonds propres au titre du risque de contrepartie. Pour tous les autres, c’est comme si on avait prêté à une entre- prise. La réglementation exige égale- ment que les risques souverains soient soumis de la même manière que n’importe quel risque au ratio de division des risques, qui limite l’exposition à n’importe quelle contrepartie à 20% des fonds propres. Quand bien même nous voudrions acheter des obligations d’Etat, nous sommes limités par ces deux contraintes. D’ailleurs, notre plus grande exposition à un risque souverain hors Maroc représente seulement 10% de nos fonds propres consolidés. Quand nous faisons la somme de toutes ces expositions souveraines, nous sommes à 33%. Et de toutes les façons, elles sont toutes cou- vertes par des dotations en fonds propres. Une agence de notation est dans son rôle quand elle dit qu’il y a une dégradation du risque. Tous les pays autour de nous ont une note inférieure au Maroc. Plus loin de nous sur le continent, même l’Afrique du Sud a un rating moins bon que le Maroc. Quoi que nous fassions en Afrique, ils vont donc dire qu’il y a une dégradation du profil de risque.
Dans certains pays du sud du Sahara, on reproche justement aux banques marocaines de ne pas s’engager suffisamment dans le financement des Etats. Cela risque-t-il de nuire à vos relations avec ces pays ?
Qu’il y ait réglementation ou pas, le métier d’un banquier, c’est de mesurer les risques. Nous ne sommes pas là juste pour financer spécifiquement certains clients ou certains Etats. Le rôle d’une banque, c’est de bien allouer ses ressources. Si, au Maroc, nous pensons que les taux d’intérêt vont augmenter parce que l’Etat prélève trop de liquidités, nous allons faire moins de trading obligataire, et inversement. Nous faisons ces arbitrages en permanence, même au Maroc, et ce indépendamment des contraintes réglementaires. Nous avons des devoirs vis-à-vis des régulateurs, des actionnaires mais aussi vis-à-vis de nos déposants. Main- tenant, à toute personne qui nous ferait ce reproche, nous répondrions en expliquant tout ce que nous faisons pour les économies où nous opérons. Dans chaque pays où nous nous sommes installés, nous avons systématiquement investi dans de nouvelles agences, élargi la clientèle que nous finançons aux PME, aux TPE, au grand public… Nous avons également financé plusieurs projets d’infrastructures qui changent la physionomie d’une ville ou d’un pays. C’est donc un faux procès. Ceci dit, la banque reste souveraine dans l’allocation de ses ressources. Il faut de temps en temps faire confiance aux banquiers parce que leurs intérêts coïncident avec ceux des économies où ils opèrent.
Interview publiée le 9 juin dans le numéro 768 du magazine TelQuel.
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