Le 23 mai 2017, le Conseil de la concurrence reçoit la visite de représentants d’une multinationale qui s’apprête à acheter une firme marocaine. Comme l’exige la loi, les hauts cadres de cette multinationale se tournent vers le Conseil de Abdelali Benamour pour avoir son aval sur la transaction. Ils ont eu la réponse la plus surprenante qu’une autorité de la concurrence d’un pays puisse leur donner : “Nous ne pouvons rien faire pour vous, adressez-vous au Chef du gouvernement”. Un tracas immédiat en moins peut-être pour nos investisseurs, mais l’image institutionnelle du pays en prend un coup tout autant que la légalité des opérations de concentration réalisées au cours de ces dernières années sans le sésame du Conseil de la concurrence.
Equipes démotivées
L’autorité marocaine de la concurrence est inactive depuis août 2014, date de publication dans le Bulletin Officiel de la nouvelle loi relative à la liberté des prix et de la concurrence. Une loi pour laquelle le président du Conseil et ses membres ont pourtant beaucoup milité. Le comble du paradoxe. “Quand le Conseil était opérationnel, la loi était inique et ne nous permettait pas de travailler. Aujourd’hui que nous avons un texte législatif, un des meilleurs au monde, nous n’avons pas de Conseil parce que ses membres n’ont pas encore été nommés”, ironise, non sans une pointe de déception dans la voix, Abdelali Benamour. Cette situation, Benamour et ses équipes la vivent très mal. “Nous sommes découragés”, nous confie celui qui a mis de côté une carrière de professeur et de directeur d’établissement supérieur pour répondre à l’appel du devoir. “Au départ, quand nous recevions des saisines, on les traitait et on les présentait entre nous comme si le Conseil était actif. C’était pour motiver les équipes et les mobiliser. Mais comme cette situation dure, ce n’est plus possible. Les gens sont présents et travaillent tous les jours, mais pensez-vous que je vais demander à quelqu’un pourquoi tu t’absentes ou pourquoi tu es arrivé en retard”, ajoute Benamour. La démobilisation est donc générale au sein des équipes du Conseil. Ils savent qu’ils vont traiter les saisines et élaborer leurs rapports. Mais ils savent tout autant que tout ce travail moisira dans un tiroir en attendant… la nomination d’un Conseil !
Conseil sans membres
Selon la loi 20-13 relative au Conseil de la concurrence, les quatre vice-présidents et huit membres conseillers sont nommés par décret pour une durée de cinq ans, renouvelable une seule fois sur proposition du Chef du gouvernement, sauf pour deux des membres. Les deux magistrats siégeant au Conseil sont proposés, eux, par le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. Il suffisait donc à l’ancien Chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, de nommer les conseillers pour que l’autorité de la concurrence devienne opérationnelle. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? “J’ai vu à plusieurs reprises l’ancien Chef du gouvernement, mais à chaque fois il me répondait ‘nous avons fait notre travail’”, avance Benamour. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Le président du Conseil de la concurrence n’en dira pas plus. Mais dans les coulisses, on avance que l’ancien Chef du gouvernement a préparé une liste de personnalités qu’il a soumise au cabinet royal. Car, in fine, même si le gouvernement nomme les membres du Conseil, le problème reste entier si le roi ne nomme pas un président. “Il faut renouveler le mandat du président également”, insiste en effet Benamour. “Dans l’ancien texte, le président était nommé sans précision de délai, dans le nouveau texte il a un mandat de cinq ans renouvelable. Donc, le président doit d’abord être renommé”, explique-t-il.
Les lobbies à l’œuvre ?
Le blocage que vit le Conseil de la concurrence est-il juste la conséquence d’un agenda royal chargé ? En tout cas, les équipes ne comprennent pas cet immobilisme alors qu’il existe des débordements que l’instance doit traiter. Dernier dossier en date, celui des prix des hydrocarbures et les soupçons sur l’existence d’une entente indirecte entre les opérateurs. “Si le Conseil ne peut pas le faire, cela veut dire que nous ne sommes pas dans une économie de marché. Nous sommes dans une économie de l’anarchie”, lâche Benamour. La situation que vivent les équipes du Conseil est presque similaire à ce qu’elles vivaient avant l’adoption de la nouvelle loi. “Quand nous militions pour l’élaboration d’un nouveau texte, nous avons constaté que tous les corps sociaux, magistrature, université, patronat, presse… nous encourageaient. Mais dans les faits ça ne bougeait pas”, raconte Benamour. “Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout simplement qu’on nous soutenait dans les discours. Mais dans la réalité, on agissait à travers les lobbies pour bloquer notre action”, admet-il. Le président du Conseil de la concurrence refuse d’accuser tel ou tel lobby de vouloir tuer l’instance. “Chacun défend ses intérêts. Ils croient qu’en maintenant leurs positions, ils vont gagner plus. Ils ne voient pas tout ce que peut apporter la concurrence de positif”, ajoute-t-il. Benamour a passé sept ans à militer pour un texte de loi qu’il a finalement réussi à faire passer. Passera-t-il sept ans de plus à attendre des nominations pour que cette instance devienne opérationnelle ? Ce n’est pas certain. “Je vais certainement contacter M. El Othmani, mais je dois avouer que je n’ai plus le même entrain”, nous confie-t-il.
En marge de la légalitéDepuis août 2014, toutes les opérations de concentration qui ont été autorisées sur le marché marocain sont discutables juridiquement. Et pour cause, elles n’ont pas été autorisées, comme l’exige la loi, par le Conseil de la concurrence. “Nous ne pouvons pas traiter les dossiers des concentrations. Nous avons deux options : leur dire que nous n’avons pas de Conseil et leur opération reste en stand-by, ou bien les rediriger vers le Chef du gouvernement à qui ils demandent l’application de l’ancien texte de loi”, confie Benamour. Et d’ajouter : “Pour ne pas bloquer la bonne marche de l’économie nationale, nous avons choisi la seconde option”. Une option à la limite de la légalité pour ne pas dire illégale, car l’ancien texte de loi 06-99 a été abrogé par la publication de la nouvelle loi au Bulletin Officiel. Au moins une dizaine de grandes opérations de concentration ont été autorisées ces deux dernières années : c’est le cas de la méga-fusion de Lafarge Maroc et Holcim, ou encore l’absorption par Cosumar de Sucrafor.[/encadre] |
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