Pour le directeur général de la CNSS, les années noires sont de l’histoire ancienne. L’établissement a connu une évolution historique, notamment grâce à l’Assurance maladie obligatoire, qui a montré à l’opinion et aux pouvoirs publics que la CNSS pouvait encore servir à quelque chose.
Parler d’assurance maladie pendant une heure et demie sans voir le temps passer. Oui, c’est possible. Patron de la CNSS depuis juillet 2005, Saïd Ahmidouch, 58 ans, est un passionné du sujet. Une passion qu’il sait transmettre, raconter. Quand d’autres voient en l’assurance maladie un sujet technique, un peu ardu, pas trop sexy, lui en parle comme une évolution politique et culturelle, un changement de mentalité et de mode de gouvernance du pays et de ses institutions. Surtout pour un établissement comme la CNSS, la vieille dame de Belvédère, longtemps perçu comme un établissement opaque, une boîte noire. Une image qu’il a voulu changer après son arrivée, lui qui a roulé sa bosse dans des groupes privés, comme l’ancienne filiale du groupe ONA, la Compagnie Africaine d’Assurances, ou encore la CNIA, l’actuelle Saham Assurance de Moulay Hafid Elalamy. “Je suis arrivé dans une institution traumatisée par les commissions d’enquêtes parlementaires et les poursuites enclenchées contre plusieurs de ses cadres et dirigeants. Il fallait redonner confiance aux équipes et montrer aux autorités et aux citoyens que la CNSS peut encore servir à quelque chose”, nous explique-t-il. Ce pari, il dit l’avoir gagné, notamment par le biais de l’Assurance maladie obligatoire (AMO), ce projet du gouvernement Youssoufi qui visait à offrir à la communauté des salariés du secteur privé une couverture santé décente. Quand le gouvernement Benkirane décide d’élargir la couverture maladie aux travailleurs non salariés, c’est donc évidemment vers lui qu’il se tourne. Un beau projet qui va intégrer au régime d’assurance une population d’au moins 6 millions de personnes, jusque-là exclues des régimes de protection sociale, et comprenant des médecins, des architectes, des avocats, des notaires, des transporteurs, des agriculteurs, des petits commerçants… Soit le double de la masse des affiliés que gère actuellement la CNSS. “Le projet est prêt et n’attend plus que le vote du parlement”, nous dit-il, en espérant que les premiers métiers organisés soient intégrés dès 2018. Ce sera la fin d’une aberration sociale. Et une transformation profonde de la maison CNSS qui doublera de taille à terme.
TelQuel: L’Assurance maladie obligatoire (AMO) instaurée en 2005 a été, selon vous, un point d’inflexion dans la vie de la CNSS. Elle a donné surtout, comme vous l’avez exprimé lors de la préparation de cet entretien, une légitimité à votre établissement. La CNSS n’était-elle pas légitime avant cette date ?
Saïd Ahmidouch: La CNSS a connu aussi ses années de plomb et traînait de ce fait une image de boîte noire. L’établissement a été créé après l’indépendance, mais il n’a pas échappé à quelques travers de l’administration coloniale voulue par Lyautey, conçue davantage comme un outil pour mater la population que pour la servir. Cette logique a changé au début des années 2000, avec l’avènement du nouveau règne et le gouvernement de l’alternance de Abderrahmane Youssoufi, qui a poussé à la création de commissions d’enquêtes parlementaires pour mettre au clair les dérives du passé dans plusieurs institutions. Beaucoup de choses relevées par ces commissions étaient exactes. Cela a créé un traumatisme au sein de la CNSS, chez son management, ses cadres et ses employés. Mais la maison CNSS a continué à fonctionner.
C’est là qu’intervient, comme vous dites, cette occasion historique qu’est l’Assurance maladie obligatoire…
En effet, le gouvernement Youssoufi a lancé dès 2002 le projet de couverture maladie obligatoire. La loi a été votée et il fallait préparer l’établissement à porter ce beau projet. Je suis arrivé en 2005, les textes d’application n’étaient pas encore prêts. Nous avons eu une certaine responsabilité historique pour faire réussir ce chantier. Sa réussite allait légitimer l’établissement une fois pour toutes. Nous devions montrer aux pouvoirs publics et aux citoyens que la CNSS servait à quelque chose. Un travail de fond a été fait depuis. Tout le monde a été mobilisé. En août 2005, les textes d’application sont sortis et les premières prestations ont été servies dès mars 2006. Et nous sommes montés crescendo pour élargir le spectre de la couverture. C’est tout l’état d’esprit des employés de la CNSS qui a changé après la réussite de ce projet.
Dans tous les régimes sociaux, le souci de la pérennité et de l’équilibre financier reste le principal défi à relever. Qu’en est-il de la CNSS et son régime de l’AMO ?
Le régime devait dès le départ être à l’équilibre. Et contrairement à des pays comme la France où l’Etat peut allonger des chèques pour couvrir les déséquilibres de la protection sociale, nous n’avons pas au Maroc, dans le cas de la CNSS, l’assurance de l’Etat. Nous nous sommes lancés sans parachute étatique. Je n’ai donc pas le droit au déficit, et je ne peux pas aller demain voir le secteur privé pour lui dire de mettre plus d’argent. Ce n’est pas possible. Je viens moi-même du secteur privé et cette préoccupation de l’équilibre m’a toujours habité. Douze ans après, je peux vous assurer que l’assurance maladie ne présente aucune difficulté financière. On nous fait même le reproche inverse, c’est-à-dire qu’on dégage trop d’excédent. Ce que les gens oublient justement, c’est que la seule assurance tous risques que la CNSS doit avoir, ce sont ses excédents. Si on avait loupé ce projet, on aurait raté une occasion historique, car plus jamais personne n’osera lancer une couverture maladie obligatoire pour des millions de personnes. L’échec aurait créé un nouveau traumatisme.
Justement, ces excédents ne sont aujourd’hui possibles que parce que vos assurés ne consomment pas toutes les prestations auxquelles ils ont droit.
C’est pour cela que je dis souvent que la pire des choses c’est de croire que les excédents sont là d’une façon structurelle. Ce sera une erreur fatale de croire ça. Le taux de consommation n’est pas encore plein. On n’a pas encore atteint le régime permanent, mais les choses montent petit à petit. Nous sommes par exemple à des taux de croissance énormes sur ce volet. Entre 2015 et 2016, le taux de consommation a augmenté de 27%. On touche aujourd’hui 1,3 million de personnes sur une population de 5,5 millions, qui comprend les 3,2 millions de personnes affiliées au régime de l’AMO ainsi que leurs familles.
Les salariés du secteur privé préfèrent souvent avoir recours à des assurances privées plutôt que de recourir à la CNSS, sous prétexte que l’AMO ne couvre pas tout…
Cette perception n’est pas vraie. Parce que la CNSS couvre aujourd’hui la quasi-totalité du spectre des prestations, y compris les petits soins. On avait commencé en 2006 uniquement par les maladies chroniques et les hospitalisations, et on est monté crescendo pour prendre en compte ce qu’on appelle les maladies ambulatoires. Idem pour le taux de remboursement. Au début, on était en moyenne à 70%, l’assuré devant prendre en charge les 30% restants, une manière aussi d’éviter des dépenses inutiles. C’est ce qu’on appelle le ticket modérateur. Mais si ce ticket peut jouer un rôle dans les petits soins, il perd tout son intérêt quand il s’agit de grosses dépenses. Personne ne peut faire une opération chirurgicale juste pour embêter l’assurance. Pour toutes ces raisons, on est monté à 90%, voire à 95%, dans certains cas. C’est la meilleure prise en charge du marché. Chez les assurances privées, ce taux ne dépasse pas les 80%. Maintenant, on peut toujours dire que la CNSS ne paie pas tout, mais elle est au moins à vos côtés dans les moments difficiles. Sans oublier que l’AMO ne comporte pas de plafond, alors que l’immense majorité des contrats d’assurance maladie sont plafonnés.
La priorité a donc été donnée aux situations graves. Mais qu’en est-il des maladies de tous les jours qui sont les plus fréquentes ?
Sur l’ambulatoire, on est toujours à 70%. Là, le problème n’est pas tellement le taux de remboursement, mais le tarif de référence. Nous avons un tarif national fixé avec les professionnels de santé qui est de 150 dirhams la consultation. On rembourse donc sur cette base, mais la réalité est différente. Les tarifs pratiqués par les médecins sont supérieurs à 150 dirhams, ce qui réduit sensiblement le taux réel de remboursement. Cela dit, et là encore nous sommes différents des assurances privées, chez nous il n’y a pas de plafond de remboursement par personne. Ça, les gens ne le découvrent qu’une fois tombés gravement malades. A la CNSS, nous avons déplafonné nos prestations, y compris dans des cas d’hospitalisations à l’étranger.
Parlons justement des hospitalisations à l’étranger. Dans quels cas ces prises en charge sont-elles possibles ?
Elles ne sont possibles que quand la spécialité en question n’existe pas au Maroc. Et ce n’est pas parce que le médecin traitant dit qu’il faut faire telle opération à l’étranger qu’on doit dire amen. On doit s’assurer à notre niveau que la prestation ne se fait pas au Maroc. Et pour cela, on a établi des relations avec les CHU du Maroc. On consulte des professeurs réputés qui nous donnent leur avis avant que la décision de prise en charge ne soit accordée. On est extrêmement rigoureux sur ces dossiers, sans complaisance et sans laxisme. C’est d’ailleurs l’une des rares procédures de prise en charge où je tiens à apposer personnellement ma signature. Non pour compliquer les choses, mais pour protéger mon personnel, qui subit souvent des pressions pour faire valider tel ou tel dossier. Aujourd’hui, un ouvrier est traité comme un homme d’affaires quand il s’agit d’une hospitalisation à l’étranger.
Le Chef de gouvernement a promis dans son programme de faire passer le taux de couverture maladie de 60 à 90% d’ici 2021. Est-ce possible à votre avis ?
Oui, ce sera l’effet de l’élargissement de la couverture aux travailleurs non salariés (TNS). C’est la première fois d’ailleurs que les pouvoirs publics s’engagent sur un chiffre. Tout ce que je peux vous assurer, c’est que les métiers organisés (médecins, avocats, architectes, notaires, professionnels du transport…) seront intégrés en 2018, ou au plus tard en 2019. Pour les autres métiers non organisés (agriculteurs, petits commerçants…), ce sera un peu plus long. Mais dès qu’une catégorie est organisée, structurée, elle sera intégrée dans le régime. Cela peut prendre plusieurs années. Chaque ministère aura à jouer un rôle pour l’organisation de la catégorie dont il a la tutelle.
Combien de personnes au total sont concernées par ce nouveau régime des travailleurs non salariés ?
Entre 4 et 6 millions de personnes.
C’est pratiquement le double de la taille de votre portefeuille actuel…
Nous ne sommes pas un pays de salariés. En Europe par exemple, la majorité des travailleurs sont salariés. Le monde développé est généralement un monde de salariés. Au Maroc, c’est un peu le contraire. Les commerçants, les petits agriculteurs, les professions libérales et d’autres métiers indépendants dominent le monde du travail. Tous ces gens n’avaient jusque-là aucune couverture médicale. Depuis l’indépendance, le système a été conçu pour les salariés. Même sur le plan pratique, c’était plus facile de traiter avec des entreprises qu’avec des masses non organisées. Le régime des TNS va justement participer à la structuration de tous ces métiers.
Pendant les Assises de la fiscalité de 2013, la solution toute trouvée pour pousser ces gens à déclarer leurs revenus et payer l’impôt sur le revenu était de les intégrer au régime de la couverture maladie et de la retraite. Avez-vous eu des discussions avec le fisc sur ce sujet ?
Pas avec le fisc directement, mais avec les pouvoirs publics. Et nous avons exprimé notre désaccord avec cette approche. Si on commence à dire aux médecins, aux petits agriculteurs, aux commerçants de quartier qu’il faut qu’ils nous déclarent leurs revenus, ils vont fuir ou faire des sous-déclarations. C’est pour cela que nous avons décidé que les cotisations seront calculées sur la base d’un forfait. Pour un médecin par exemple, on va se mettre d’accord sur une base de sept, dix ou quinze fois le SMIG -c’est à discuter-, et il va cotiser sur la base de ce forfait. Ce qui nous intéresse, c’est le prix moyen que paient les gens, qui nous permet de monter un régime équilibré sans rentrer dans une logique d’inquisition. Et c’est ce principe qui a été adopté par les pouvoirs publics.
Dans le projet de loi relatif aux TNS, vous avez réussi à obtenir une liberté totale sur la gestion des excédents financiers qui seront gérés directement par la CNSS sans forcément passer par la CDG. Comment avez-vous pu arracher cela ?
Vous dites “arracher” comme si c’était une exception. Je ne vois pas les choses comme ça. Je considère en fait que l’obligation de placer les excédents chez la CDG est l’exception, et non la règle. Et c’est une exception aberrante. Parce que ces fonds, notamment ceux des retraites, n’appartiennent pas à l’Etat, il s’agit d’une épargne privée qui doit être gérée par la CNSS. A l’origine, cette obligation a été instaurée dans les années 1960 quand il n’y avait pas de marché financier à proprement parler, ni de professionnels de la gestion d’actifs. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Pourtant, la loi continue de nous imposer de déposer nos excédents chez la CDG, avec un taux de rémunération fixé a posteriori par un arrêté des ministres chargés des Finances et de l’Emploi. Ce n’est pas une relation client/fournisseur ou épargnant/banquier. Là, on est clairement dans une logique de dépôt qui n’a plus de sens. Il faut revoir cet article de loi. Nous n’avons pas encore réussi ce challenge, mais on continuera à nous battre pour l’amender.
Si cette règle change, comme vous le souhaitez, qu’adviendra-t-il des réserves déjà placées chez la CDG ?
Il y a aujourd’hui 47 milliards de dirhams de fonds en gestion chez la CDG. Si je demande à la CDG de réallouer ces réserves, ce serait irresponsable de ma part, car personne ne peut réallouer du jour au lendemain un tel stock d’actifs. Comme nous sommes des gens responsables, on demande que cette réforme ne soit pas rétroactive, c’est-à-dire qu’elle ne s’appliquera qu’aux futurs excédents. Les réserves actuelles seront donc maintenues chez la CDG. Ce qu’on cherche, c’est l’intérêt général.
Profil1959 : Naissance à Nador 1984 : Obtient son diplôme d’ingénieur de l’Ecole des Mines de Paris 1986 : Nommé directeur à l’Alliance africaine d’assurances 1990 : Devient directeur général adjoint de la Compagnie africaine d’assurances 2000 : Prend la direction générale de CNIA Assurance 2005 : Nommé président du directoire de la Bourse de Casablanca, avant de prendre la direction générale de la CNSS[/encadre]
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