Driss Khrouz : “Mohammed VI est plus progressiste que les partis politiques et la société”

Le rapport des Marocains à la culture, l’islamisme, le conservatisme, l’effondrement de l’USFP, l’instrumentalisation de la religion, la censure… l’ex-directeur de la Bibliothèque nationale se livre sans tourner autour du pot.

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Crédit: Rachid Tniouni

Après treize ans à la tête de la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (BNRM), qu’il a quittée fin 2016, Driss Khrouz était pressenti pour diriger le ministère de la Culture sous les couleurs de l’USFP. “Ce n’est pas dans ma culture de chercher des postes ou des faveurs. Je suis quelqu’un qui a le grand défaut d’être resté un homme de la montagne”, nous dit l’ancien universitaire en contemplant son café. “Je suis très heureux de mon destin, poursuit-il, la vie m’a bien servi.” Le destin, il l’a forcé pour ainsi dire. Enfant, Driss Khrouz, qui ne parlait qu’amazigh jusqu’à l’âge de six ans, parcourait une dizaine de kilomètres pour arriver à son école, à Gourrama, village où il a vu le jour en 1950. C’était du temps où l’enseignement public n’était pas synonyme d’échec. “Comment voulez-vous que les familles et les élèves fassent confiance à un système dans lequel beaucoup d’enseignants du publique s’absentent de leur classe  pour aller enseigner dans le privé”, s’indigne-t-il. Mais ce n’est pas l’unique sujet qui suscite l’indignation de Driss Khrouz. Le temps d’un café dans son appartement rbati, l’ex-directeur de la BNRM revient sur les maux qui rongent la société.

Telquel: Pendant les négociations gouvernementales, votre nom a été cité comme probable ministre de la Culture. Le poste vous intéressait-il ?

Driss Khrouz: Je n’ai pas de certitude que mon nom a été ou non proposé comme candidat au poste de ministre. Et si on me l’avait proposé, j’aurais peut-être dit non. Le poste de ministre de la Culture ne m’intéresse pas, alors que la culture m’intéresse, ce qui n’est pas la même chose. Elle m’intéresse car c’est l’appropriation par une société de son essence. Quand je dis l’essence, ce n’est pas simplement le présent ou le passé, c’est aussi ce qui la fonde en ayant conscience que cette société, quelle qu’elle soit, n’existe que parce qu’elle a été produite par le monde entier. Le Maroc n’est pas né tout seul, les Marocains ne sont pas tous nés au Maroc et nous sommes tous le produit de cette mobilité des idées et des populations depuis plus de trois mille ans dans un monde qui existe depuis des milliards d’années. Ce qui veut dire que la vérité d’aujourd’hui est une vérité qui peut être remise en cause. Poser le problème de la culture, c’est poser la question de l’identité de la société et non pas l’identité qu’on veut nous coller à la peau : c’est-à-dire que la lecture de l’histoire, qu’elle soit religieuse, sociétale ou linguistique, doit être libre et objective, basée sur des éléments scientifiques et des débats contradictoires.

Notre culture n’a donc rien  de tout cela ?

Ramener la culture à un ministère doté d’un très petit budget, qui a hérité des traditions de gouvernance que je trouve très complexes et peu propices au changement, non. Segmenté comme une administration dont le rôle est de gérer les impératifs, le ministère, indépendamment des ministres, ne peut pas gérer la culture. Quand la culture ne porte pas les interrogations de la société à travers le théâtre, le cinéma, le livre, le patrimoine, elle est loin de son rôle. Par exemple, en France, depuis André Malraux, le ministre de la Culture est considéré comme un bâtisseur de puzzle, coordonnant les éléments de manière à ce que cela donne un ensemble cohérent et articulé. Au Maroc, le constructeur du puzzle n’est pas le ministre de la Culture. En fait, le constructeur du puzzle n’existe pas au Maroc.

Pourquoi, d’ailleurs, vous accrochez-vous à l’USFP alors que nombre de figures du parti ont claqué la porte ?

L’ex-directeur de la BNRM juge que l’USFP de Driss Lachgar a perdu tout contact avec la population. Crédit: Tniouni
L’ex-directeur de la BNRM juge que l’USFP de Driss Lachgar a perdu tout contact avec la population. Crédit: Tniouni

Je reste tout en étant à la marge. Au bureau politique, où j’ai été élu sans avoir rien demandé, j’ai tenu, dès les premières réunions, à expliquer ma conception de mon rôle dans cet organe et distribué à tous les membres une note dans ce sens. Dans cette note, j’ai expliqué que le parti a perdu tout contact avec la population et qu’il n’a jamais eu le courage de se doter d’institutions qui contrôlent qui fait quoi au nom de l’USFP, particulièrement des ministres, des députés et des élus qui ne rendent des comptes à personne. D’ailleurs, depuis 2002, j’ai décidé de prendre du recul par rapport à la position partisane tout en étant de gauche, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, le temps des partis politiques tels qu’ils sont conçus au Maroc est révolu. Ensuite, j’ai constaté, depuis le discours royal de mars 2011, que le Maroc change sans partis politiques car Mohammed VI est plus progressiste que la société et les partis politiques. J’ai compris aussi que, depuis l’alternance en 1998, l’USFP, comme l’ensemble des partis, est phagocyté par la recherche de postes, d’intérêts personnels et de positionnements en tous genres. Quand on fait de la politique, c’est légitime de vouloir être élu, devenir ministre ou député, le problème, c’est qu’on fait de très bons programmes qu’on n’applique jamais. Le hic, c’est que personne ne juge, n’évalue, ni ne contrôle qui que ce soit. Voilà ce qu’est devenu l’USFP. Alors pourquoi je suis resté ? Je suis resté car j’avais l’espoir d’une refonte du parti.

Y croyez-vous toujours ?

Non, je n’y crois plus. Il faut faire table rase de tout cela et repenser le socialisme. Nous avons revendiqué la démocratie parce qu’elle n’existait pas, mais nous n’avons jamais été socialistes au Maroc. Aujourd’hui, les avancées démocratiques sont considérables, notamment avec la Constitution de 2011, mais nous n’avons pas pu aller au-delà de la revendication d’une démocratie institutionnelle. Le socialisme, pour moi, c’est évidemment la démocratie et la démocratie ce n’est pas les urnes, mais le respect de la citoyenneté, de la liberté de conscience — y compris religieuse —, le respect des différences, la lutte contre les inégalités, le soutien d’une monarchie parlementaire, l’égalité homme-femme… Or, depuis la Constitution de 2011, l’État est en avance par rapport aux partis et les projets de l’État vident ceux des partis de leur substance.

Vous disiez que la démocratie ne se réduit pas aux urnes, qui ont porté au pouvoir un parti rétrograde. Avec l’élection de Trump aux États-Unis et l’arrivée de Marine Le Pen au second tour en France, la définition de la démocratie par les urnes doit-elle être remise en cause, selon vous ?

Pour moi, la démocratie c’est beaucoup plus que cela. Les urnes, le suffrage universel, c’est très bien, mais ce n’est qu’un moyen. Faut-il rappeler que Hitler est arrivé au pouvoir par les urnes ? Que la majorité choisisse, oui, mais dans quel cadre ? Quand on ramène la démocratie aux urnes, on confond les moyens avec l’objectif, qui est la démocratie, dont le support est la liberté, le respect des institutions et l’indépendance de la justice. Là, les urnes deviennent un instrument au service de cette démocratie, laquelle est définie par des valeurs. Puis on oublie souvent que la société marocaine est conservatrice, ce qui constitue le fonds de commerce du PJD. Les islamistes instrumentalisent la religion partout, dans les écoles, les colonies de vacances, les médias, les mosquées, pour expliquer que leur projet est le seul valable. Mais ce ne sont pas eux qui ont inventé la religion. De quel droit s’arrogent-ils le monopole de son interprétation ? C’est l’ignorance des gens qu’ils instrumentalisent. La solution est que les partis de gauche et l’Etat, à travers un travail démocratique sur le terrain, à travers les livres, les films, le théâtre et les médias, expliquent aux jeunes le malikisme et le Coran pour les écarter des narrations déformatrices. Ainsi, ils ne laisseraient pas le champ libre à certains partis pour exploiter l’ignorance et le conservatisme des Marocains en utilisant le suffrage universel pour tuer la démocratie. Dire n’importe quoi ce n’est pas de la liberté, violenter sa femme ce n’est pas de la liberté, tenir des discours de haine ce n’est pas de la liberté. Il faut que l’on comprenne cela. Il faut aussi expliquer aux Marocains que laïcité et sécularisation ne sont pas synonymes d’athéisme, mais que toutes les religions doivent plutôt se respecter et cohabiter ensemble, à condition qu’elles respectent les autres.

Selon vous, l’État est plus progressiste que les partis. C’est oublier que l’État instrumentalise aussi la religion à travers tous ses relais : chaînes télé, mosquées, écoles coraniques, “islamisation” des villages amazighs…

Aujourd’hui, la donne a changé totalement et je ne crois pas qu’il soit intelligent que l’État abandonne la religion au profit des partis. Que l’État instrumentalise la religion, oui, et je suis tout à fait d’accord que Mohammed VI soit Commandeur des croyants, à condition que la gestion de la religion soit politique et non idéologique. Vous avez évoqué les villages amazighs, et vous avez raison, mais je ne sais pas si c’est l’État, dans le sens d’une décision centralisée. Il faut dire que l’appareil religieux au Maroc est traditionnel, différemment des Frères musulmans, mais d’un conservatisme incroyable. Il n’y a qu’à voir comment les mourchidine et mourchidate enseignent la religion en séparant femmes et hommes, en décrétant que le henné est haram, que le tatouage est haram, que ne pas se couvrir le visage est haram. Là, en effet, ce n’est pas le PJD, ce sont des fqihs officiels payés par l’État. Mais est-ce la faute au pouvoir central ? Non, car il essaie de faire évoluer cela tant bien que mal. Je vous donne l’exemple de Dar Al Hadith Al Hassaniya, qui fait un travail remarquable en introduisant l’enseignement du christianisme et du judaïsme, mais aussi l’exemple du roi lui-même qui invite les représentants de toutes les religions monothéistes à toutes les instances, et qui a fait un discours fondateur à Marrakech. Sans oublier le Conseil des oulémas et la Rabita mohammadia des oulémas qui font un travail remarquable aussi. Du fait de son histoire, l’État marocain, avec tout ce qui l’entoure dans la région, ne doit pas laisser la religion au seul vent de la société. Parce que les vents au sein de la société sont contradictoires et parce que les vents qui utilisent la religion sont dangereux pour la stabilité du Maroc. La religion au Maroc est donc pensée par l’État mais sa gestion au quotidien n’est pas toujours ce que l’État veut.

Parlons de l’école publique, dont vous attribuez l’échec aux enseignants eux-mêmes. Est-ce la seule cause ?

La matrice de la formation c’est l’enseignant. L’enseignant marocain n’est plus bilingue, n’est plus cultivé, ne s’intéresse plus à la philosophie, à l’histoire du Maroc et à l’histoire universelle. Conséquence : depuis des années, on ne fait que gérer l’urgence en recrutant des enseignants sans formation. Comment un licencié ne maîtrisant aucune langue peut-il former ? Doublée d’un problème de gouvernance, la démission des enseignants a achevé l’école. Je vous raconte une histoire très parlante. Un président d’université, dont je ne citerai pas le nom, dit à ses enseignants : “Je ne veux pas de grève, ils veulent s’inscrire au master, inscrivez-les au master, donnez-leur leurs diplômes et qu’ils aillent manifester devant le parlement.” C’est le président d’une université qui dit cela.

Comment faut-il interpréter la nomination d’un technocrate, Mohamed Hassad, à la tête du département de l’Éducation et de l’Enseignement ?

Je n’ai pas de jugement à porter, mais est-ce que Hassad est un technocrate ? C’est un ingénieur compétent, je suis désolé de le dire, très compétent et très politique, bien qu’il ne soit pas partisan — même s’il porte aujourd’hui l’étiquette du Mouvement populaire. Et je trouve que nommer un non-partisan à la tête du ministère de l’Éducation est une très bonne chose. Venant de quelqu’un de l’USFP cela vous étonnera peut-être, mais je dis cela parce que l’enseignement a besoin de durée, de cohérence et de continuité.

Fin 2016, treize ans après  avoir été nommé au poste par Mohammed VI, vous avez quitté votre fonction de directeur de la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc. Êtes-vous satisfait de votre bilan ?

Après 13 ans passés à tête de la BNRM, Driss Khrouz se déclare profondément satisfait de son bilan. Crédit: Tniouni
Après 13 ans passés à tête de la BNRM, Driss Khrouz se
déclare profondément satisfait de son bilan. Crédit: TniouniCrédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Je suis parti avec un sentiment de satisfaction profond. En arrivant en 2003, j’ai trouvé une institution débridée dont j’ai fait, avec mon équipe, une institution moderne, connue mondialement et ouverte à des questions dont d’autres ont peur, avec des débats sérieux et des gens sérieux qui maîtrisent leurs domaines, loin de tout bavardage vaseux. Une institution qui a accordé de l’importance au livre et au patrimoine, mais aussi aux nouvelles technologies et qui était ouverte. J’ai aussi ouvert beaucoup de chantiers qui ne sont pas terminés, il est dommage qu’une institution comme celle-là reste sans directeur pendant six mois. J’espère qu’un nouveau directeur sera bientôt nommé. J’espère que cette bibliothèque continuera à avoir un rôle à jouer, qu’elle soit universelle, ouverte sur le monde. Mon successeur doit comprendre que notre patrimoine national n’est fait pour nous opposer à personne, sauf à la bêtise et à l’ignorance, que notre patrimoine n’est pas sacré, car il faut le soumettre à l’étude, à l’analyse et le critiquer, bien qu’il soit précieux parce qu’il constitue notre personnalité.

Regrettez-vous que le directeur  de la BNRM soit désormais nommé par le Chef de gouvernement et  non par le roi ?

Je le regrette, oui, parce que la BNRM fait partie de ces institutions qui ne doivent pas dépendre des aléas conjoncturels et politiques. Moi-même j’ai beaucoup résisté, mais, de par mon expérience, j’ai su mettre les limites pour qu’aucune institution et aucun parti ne s’immiscent dans la gestion de la bibliothèque. Je ne me suis d’ailleurs jamais comporté en tant que membre de l’USFP, mais en tant que commis de l’État et du Maroc. Je peux vous dire que les tentatives d’instrumentalisation étaient énormes, non seulement de la part du gouvernement — souvent c’était en dehors du gouvernement —, mais j’ai tenu à ce que la bibliothèque soit une institution libre et indépendante.

La BNRM joue-t-elle un rôle contre la censure ? Depuis 2003, année où vous avez été nommé, beaucoup de livres ont été interdits, pas toujours de manière officielle, comme ce fut le cas pour Le Dernier combat du Captain Ni’imat, roman posthume  de Mohammed Leftah.

Elle joue un rôle non pas contre la censure, mais contre la censure non justifiée. Nous avons, par exemple, débattu d’un des premiers livres de Abdellah Taïa. Quand un livre est censuré, la Bibliothèque n’a pas le droit de l’introduire, mais cela n’empêche pas d’avoir des débats sur le livre interdit. Il y a quelques années, quand le Maroc a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran, des gens de je ne sais quel appareil de l’État sont venus me demander s’il y avait des livres chiites à la Bibliothèque, ce à quoi j’ai répondu oui. “Il ne faut pas qu’il y ait des livres chiites”, m’avaient-ils dit. Je leur ai rétorqué qu’à la Bibliothèque nationale, il doit y avoir des livres sur le chiisme, le sunnisme et l’athéisme, car ce sont des livres qui circulent partout dans le monde. Je ne suis pas chiite, mais en tant que directeur de la Bibliothèque je ne suis pas anti-chiite. S’il y a des livres qui injurient le roi ou l’islam, je les empêcherai.

 

 

 

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