“Il est où El Othmani ?”, “Il arrive ?”, “Oui, oui, il devrait être là dans quelques instants”, entend-on dans la salle ultra-bondée de journalistes où le fraîchement nommé Chef de gouvernement devait en principe faire sa première apparition officielle le 21 mars. Mais à la place du nouvel homme fort du parti, c’est l’ancien ministre de la Communication, Mustapha Khalfi, qui apparaît devant les caméras. Il fait la lecture d’un mot d’ouverture succinct, exprimant la volonté du Chef du gouvernement d’accélérer les pourparlers avec les autres partis. Tout au long de cette longue journée, où il reçoit à tour de rôle les principales formations politiques selon leur représentativité, El Othmani est resté silencieux, laissant les honneurs médiatiques aux partis venus négocier. “Il a toujours été conciliant. Il bouillonne de l’intérieur, mais ne laisse jamais rien transparaître. Il sait très bien se contrôler, n’oublions pas que c’est un psy !”, nous assure un responsable gouvernemental qui l’a connu de près. Le sourire aux lèvres, mais sans jamais desserrer les dents, il était tout le temps flanqué de trois membres du secrétariat général (Lahcen Daoudi, Mohamed Yatim et Mustafa Ramid).
“C’est un grand calme, doté de beaucoup de sang-froid et d’une extraordinaire capacité d’écoute”, nous confirme Abdessamad Sekkal, président pjdiste du conseil de la région de Rabat-Salé-Kénitra, qui a côtoyé El Othmani depuis le début des années 1980. Avare en paroles, il est aussi loin d’être l’homme des coups d’éclat. “Si Abdelilah Benkirane est spontané, Saâd-Eddine El Othmani est réservé. Les deux se complètent”, poursuit-il, diplomate. Mais ce que les Pjdistes ne diront jamais, respectueux qu’ils sont de la hiérarchie et de l’apport des deux leaders dans la normalisation du parti, c’est qu’El Othmani est l’antithèse même de son prédécesseur. “Benkirane est le feu tandis qu’El Othmani est le froid. On ramène l’un pour souffler sur les braises, tandis que l’autre est là pour éteindre les incendies”, résume ce journaliste qui a bien connu les deux hommes. Pour comprendre qui est le nouveau Chef de gouvernement, il faut remonter à ses débuts dans la mouvance islamiste, et à sa rencontre avec Abdelilah Benkirane.
Enfance amazighe
Né en 1956 au sein d’une famille de grands intellectuels et savants religieux à Inezgane, le jeune Saâd-Eddine est un rat de bibliothèque. Au lycée, il intègre parmi ses lectures les ouvrages de Sayid Qotb ou encore ceux de Hassan El Banna. Les idées des pères fondateurs de l’islam politique des Frères musulmans forgent sa conscience politique, ainsi que ses fréquentations. Il compte ainsi, parmi ses amis d’enfance, un certain Abdellah Baha. Ces pérégrinations intellectuelles le mènent d’abord à faire un court passage par la mouvance de prédication Addaâwa Wa Tabligh, mais le prédestinent en réalité à l’action politique. Ce sera chose faite en 1978. À l’âge de 22 ans, alors qu’il entame ses études de médecine à Casablanca, le jeune homme cède aux sirènes de l’activisme politique au sein de la Chabiba Islamiya de Abdelkrim Motiî. Il y fera la rencontre de sa vie, celle de Abdelilah Bankirane.
Cet épisode fondateur pour El Othmani et pour l’islam politique marocain a aussi été tumultueux. La Chabiba est impliquée dans l’assassinat du leader socialiste Omar Benjelloun. Motiî réussit à quitter le sol marocain, dans des circonstances restées mystérieuses, laissant ses disciples derrière lui. C’est la rupture. Guidé par Benkirane et sa conviction qu’il faut que les “frères” sortent de la clandestinité, le groupuscule de militants, dont Benkirane et El Othmani, veut fonder un parti reconnu pour sortir de l’ombre. Avec Mohamed Yatim, El Othmani rédige l’acte fondateur de la Jamîya Al Islamiya. Un activisme qui finira par lui valoir une arrestation et le passage par la case prison en décembre 1981. “Je n’oublierai jamais cette date. Nous avons passé des mois, puis nous sommes sortis de prison sans jugement”, dira-t-il une fois ministre à la chaîne nationale tamazight.
Saâd-Eddine El Othmani commence alors à se forger sa réputation d’intello mesuré. Alors que Benkirane est résolument engagé dans le travail politique, lui prend la casquette de penseur du groupe. Il s’occupe de la revue Al Forqane et d’une série d’ouvrages intitulée Hiwar (débat). El Othmani pose les jalons idéologiques de l’islamisme participationniste, à travers des travaux comme Fi al fiqh addaâoui. C’est lui qui fait publier au Maroc les ouvrages de Hassan Tourabi et Rached Ghannouchi, deux chantres des Frères musulmans. Il multiplie aussi, jusqu’à ce jour, les voyages, notamment en Turquie, pour prendre part à des rencontres avec des membres de la confrérie, alimentant les soupçons de connivence. “Il s’agit de rencontres et de débats intellectuels. Il y va en sa qualité de savant religieux. Il n’y a aucun lien entre le PJD et les Frères musulmans”, rétorque un dirigeant du MUR. Pour ce dernier, El Othmani a davantage de liens avec le père fondateur de l’islam politique en Turquie, Najmeddine Arbakane, et son parti Saadat, plutôt qu’avec l’aile frériste d’Erdogan. “D’ailleurs, il a appelé son fils Najmeddine en hommage à Arbakane”, note-t-il. Pour enfoncer le clou, notre source affirme qu’il avait été cité par le journal d’opposition Zaman, qui a repris une de ses déclarations critiques à l’égard d’Erdogan, qu’il avait tancé à cause d’une rencontre entre le président turc et le Premier ministre israélien.
“Coopération concurrentielle”
Les années passent, et l’idée d’un parti au référentiel islamiste commence à se concrétiser. Cependant, elle ne deviendra une réalité qu’après l’intégration des jeunes islamistes, avec l’aval des autorités, du Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC). C’est cette coquille vide, dirigée par Abdelkrim El Khatib, un proche du Palais et un homme pieux, qui deviendra finalement le PJD. El Khatib donne une existence légale aux islamistes marocains… et affiche sa préférence pour El Othmani. Alors que Benkirane est le vrai leader à l’origine du projet politique, c’est El Othmani qui est adoubé directeur du parti, puis par la suite vice-secrétaire général. En 2004, il devient directeur général du jeune PJD. “Je vous laisse imaginer l’impact de cet épisode sur Abdelilah Benkirane”, nous confie ce dirigeant au Mouvement unicité et réforme (MUR), matrice idéologique du PJD.
Une “coopération concurrentielle”. C’est d’ailleurs comme cela qu’un ancien ministre qualifie la relation entre les deux hommes. Mais en sage qui mesure ses gestes et paroles, El Othmani ne fera jamais de l’ombre au chef. Après les résultats des législatives de 2007, en deçà des espérances du PJD, El Othmani cède la place à Benkirane, qui est enfin propulsé au poste de secrétaire général. “Benkirane a été choisi en 2008 parce qu’il convenait davantage à la situation. Il fallait un tribun capable de monter sur une estrade et affronter le projet du PAM. El Othmani n’en aurait pas été capable. Il avait accompli sa mission en sauvant le parti quand il était menacé de dissolution au lendemain du 16 mai 2003”, nous raconte un responsable du MUR. Dépassé par Benkirane, El Othmani ne fait pas de crise, et attend son heure.
La chèvre et le chou
Stoïque et fidèle ? Il y a de cela. Mais stratège aussi. “Il ne faisait partie ni du camp pro-20-février comme Ramid, ni de ceux qui étaient contre l’idée de manifester comme Baha et Benkirane”, nous explique la même source. “Cette prudence est souvent salvatrice, mais, parfois, ses tergiversations l’empêchent de trancher”, remarque-t-il. Est-il pour autant mou ? “Pas du tout”, conteste Noureddine Ahmed, ancien conseiller d’El Othmani du temps où il était ministre des Affaires étrangères : “C’est un diplomate de nature, il n’aime pas la confrontation mais il sait trancher quand il le faut”. “Il ne s’empresse jamais et prend toujours le temps avant de décider”, nous confirme Abdelaziz El Othmani, son ancien directeur de cabinet au parti entre 2007 et 2008. Mais tout le monde ne se rappelle pas du passage d’El Othmani comme une franche réussite. L’homme a commis des bourdes, tout diplomate qu’il est. La plus mémorable se passe lors d’une visite officielle au Koweït, où il assiste à un événement dans lequel sont présents les Frères musulmans. Une initiative qui a irrité ce pays du Conseil de coopération du Golfe et allié du Maroc. Une source au PJD soutient que cette visite a été instrumentalisée et que rien ne s’est fait sans l’aval des autorités. En 2016, à l’issue de sa visite en Algérie, il accorde une interview au journal Achark Al Awsat où il affirme que l’Algérie privilégie “une approche globale pour traiter tous les dossiers dans le cadre d’un dialogue direct”. Il ajoute qu’il ne connaît pas les raisons de la fermeture de la frontière maroco-algérienne et que s’il les connaissait vraiment, il se dépêcherait de les résoudre. Des déclarations qui lui ont valu d’être tancé par une partie de la presse marocaine, jugeant ses propos dommageables pour les intérêts du royaume.
L’intello du PJD ne cherchait pourtant pas à faire des sorties fracassantes, les goûtant peu, au point où il n’y a aucune déclaration polémique de lui dans les archives de TelQuel depuis 2001. Au lieu de la controverse, ce diplômé à la fois de médecine et de Dar Al Hadith Al Hassaniya préfère l’action, de préférence scientifique. El Othmani participe par exemple à une journée d’études sur la légalisation du cannabis et se montre très tôt enclin à une législation plus favorable à l’avortement dans certains cas (viol, inceste…)
“Il a des positions qui irritent les plus conservateurs. Dans son livre ‘Les comportements du prophète vis-à-vis de l’imamat’, il explique que tout ce que fait le prophète n’est pas réalisé dans le cadre de la révélation, et peut donc comporter une part d’erreur”, nous explique un dirigeant PJD.
Il est aussi actif au sein de la Fondation Hassan II pour la recherche scientifique et médicale sur le jeûne, s’intéressant à l’impact concret et médical du jeûne, et non à l’aspect religieux. En alem éclairé passionné de médecine, il parle des vertus des agrumes… tout en préparant une citronnade à ses amis lors d’un repas.
Les institutions d’abord
Dans la vie de tous les jours, ce père de trois enfants (Najmeddine, Khaoula et Marwa) est d’une simplicité extrême. “Saâd-Eddine est ascète, il se fout des titres et du bling-bling”, nous explique le Pjdiste Abdelaziz Aftati. Au ministère des Affaires étrangères, où il n’a fait qu’un passage de moins de deux ans, son bureau était ouvert “à tous les directeurs, sans rendez-vous”, nous assure son ancien conseiller. Il se rappelle le bon souvenir qu’il a laissé au personnel du ministère, en pleurs le jour de son départ. “Un mokhazni de Dar Diafa (résidence du ministère destinée aux réceptions officielles, ndlr) m’a raconté qu’il a été le premier responsable politique à venir le saluer”, témoigne Noureddine Ahmed. Mais les qualités de Si Saâd-Eddine sont aussi ses défauts. Son tempérament consensuel et sa bonhomie naturelle réduisent son charisme. “Attendez-vous à ce qu’il mette en avant les institutions, plutôt que sa personne”, résume un leader du MUR. Ce dernier laisse filtrer sa préférence pour Abdelilah Benkirane et y va de sa prophétie : “Vous savez, Benkirane, c’est un peu le volcan Etna. Il finira par se réveiller et reviendra dans quatre ans”. En attendant, en bon pompier, El Othmani éteindra-t-il tous les feux?
Identité.Amazigh power“Bismillah Arrahmane Arrahim, Aytma distma…”. Alors que Benkirane braquait régulièrement les milieux amazighs, Saâd-Eddine El Othmani, à peine désigné par Mohammed VI pour former le gouvernement, les a rassurés en donnant une déclaration en soussi. Le jour des négociations, il récidive, en tapant la discussion en amazigh avec le patron du PAM, Ilyas Elomari. Le Soussi arrive à détendre le Rifain, et par extension l’ensemble des militants amazighs. “El Othmani a connu dans sa vie quotidienne les valeurs de l’amazighité, dans sa famille on ne parle que tamazight, la langue maternelle”, explique l’activiste amazigh Ahmed Assid. Ce dernier nous rappelle que ce tropisme a été hérité de son père, Haj M’hamed El Othmani, seul alem à avoir prêché pendant 19 ans dans cette langue sur les ondes d’une antenne régionale de la radio nationale. “Si vous demandez le nom d’un alem à n’importe quel habitant de l’Anti-Atlas, il vous citera son nom spontanément. C’est simple, c’est le seul qui leur parlait”, résume Assid. Haj M’hamed a aussi développé tout un pan de la recherche scientifique sur le droit coutumier amazigh. Le fils reprendra quelque part le flambeau. En 1996, les relations entre Amazighs et islamistes sont au plus bas. En cause, la publication de Hadith maâ sadik amazighi (discussion avec un ami amazigh) de Abdeslam Yassine. Le livre dénie aux Amazighs le droit à une langue officielle et s’inquiète de l’enseignement potentiel de cette langue. Il met le feu aux poudres entre les militants des deux bords. “El Othmani est venu à la rescousse et a tendu la main au mouvement amazigh pendant ce moment difficile”, explique Assid, qui rappelle qu’il a aussi été la cheville ouvrière de l’organisation d’une journée d’études au parlement, en 2011, ouvrant la voie à la reconnaissance de l’amazigh. “Il nous a permis de plaider pour la constitutionnalisation de l’amazigh. Au sein de son parti, il a étudié les constitutions du monde qui reconnaissent plusieurs langues, pour prouver qu’on peut avoir deux langues officielles”, conclut Assid.[/encadre]
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