Assis à la table d’un petit bouiboui situé le long de la côte à Ain Sebaâ, Ahmed, 33 ans, boit son café noir dans la douce brise de l’air marin. Face à lui aucune vague, seulement un haut mur grisâtre. « Avant il y avait une belle plage avec plein de parasols, de baigneurs, de vendeurs de poissons et de pépites grillées. Aujourd’hui il n’y a plus rien, plus de vie« , se souvient-il.
En 2012, le ministère de l’Équipement et des Transports, en partenariat avec l’Agence nationale des ports (ANP), a démarré le chantier d’une route pour les poids lourds en provenance du port de Casablanca en direction de la zone logistique de Zenata. Le but? Fluidifier la circulation, réduire l’intensité de l’encombrement et éviter aux automobilistes les attentes dans les bouchons. À ce jour, les travaux sont à l’arrêt, mais toujours pas terminés.
Souvenirs, souvenirs
L’urbanisation de la zone a en revanche bouleversé la vie des habitants d’Ain Sebaâ, et plus particulièrement le quotidien de ceux qu’Ahmed appelle « les voisins de la mer« . D’ailleurs lorsqu’on aborde ce sujet avec eux, la réponse est souvent la même. Les yeux dans le vide, ces derniers s’indignent du projet et se souviennent des moments passés sur cette plage mythique de Casablanca. « Quand j’étais tout petit, je venais avec mes amis pour pêcher des moules sur les rochers de la plage. Puis on les faisait cuire dans une bassine pour les manger. C’était notre petit havre de liberté« , aime à se souvenir Mustapha, 33 ans. À ces mots, Adil, un jeune mécanicien dont la maison se trouve juste en face de l’ancienne plage ne peut s’empêcher d’ajouter avec agacement: « quand j’avais des problèmes, j’allais sur la plage pour écouter le bruit des vagues. Aujourd’hui, les travaux sont à l’arrêt, mais avant la seule chose que j’entendais c’était le bruit des travaux toute la journée ».
Mais ces souvenirs-là n’appartiennent pas seulement aux habitants du quartier, mais à tous les Casablancais. « On a beaucoup de souvenirs ici. La nuit, quand j’étais triste par exemple, je garais la voiture sur la plage pour regarder la mer. Aujourd’hui, je ne peux plus« , se rappelle Ayoub, 23 ans, habitant de Sidi Moumen. En effet, cette plage était jusqu’à il y a quelques années, un haut lieu de divertissement du tout Casa. « Avant, elle était remplie de gens de tous les quartiers: Hay Mohammadi, Moulay Rachid, Centre-ville… Tout le monde venait se baigner ici! Maintenant, ils vont tous à Ain Diab« , se souvient Mustapha, le gérant de l’un des quelques cafés situés sur la côte qui explique qu’aujourd’hui, même les riverains d’Ain Sebaâ ne viennent plus dans son commerce.
« Qui voudrait prendre un café devant un mur? »
Les premières victimes de ce projet ce sont bien eux, les commerçants. Jusqu’en 2012, avant le début des travaux, Mustapha avait beaucoup de personnel. « Nous étions douze. Aujourd’hui, je travaille seul avec mon fils et je peux à peine payer les charges« . Même constat, dans le café d’à côté, entièrement vide. Le serveur, vêtu de son plus beau costume, est étonné de nous voir nous installer sur l’une des petites chaises en osier. Quand on lui demande pourquoi son café est désert, l’homme répond, presque vexé, que « c’est à cause de cette route bien sûr. Qui voudrait prendre un café devant un mur au milieu de la poussière des travaux?« .
Avant les travaux, le serveur raconte que les recettes pouvaient atteindre les 3.000 dirhams par jour. Aujourd’hui, elles ne dépassent guère les 1.000 dirhams. « L’économie repartira avec l’arrivée des camions, car les chauffeurs s’arrêteront pour boire leur café. Mais ça sera aussi la fin de la tranquillité et de la nature« , lance l’homme qui jure de poser sa démission le jour où cela arrivera.
L’urbanisation de la côte agace aussi la communauté de surfeurs qui avait l’habitude de prendre la vague sur la plage d’Ain Sebâa. « Le spot de Stah Bouzghoug, détruit par la construction du mur, était selon moi le meilleur de Casablanca pour surfer« , déplore Ayoub. Selon Mustapha, fondateur du club de surf La Vague Bleue d’Ain Sebaâ, environ sept spots ont été détruits depuis la construction de la digue. Aujourd’hui, l’accès aux rares spots qui restent demeure compliqué. « C’est dangereux, car les surfeurs doivent traverser le mur et descendre jusqu’à la mer. C’est très glissant« , explique-t-il. Si Mustapha reste optimiste quant à l’avenir du club, Ayoub lui est sceptique: « Comment le club peut-il continuer à tourner s’il n’y a plus de spots?« . Créé en 2006, l’établissement avait pour but d’offrir une activité sportive aux jeunes défavorisés du quartier pour éviter qu’ils sombrent dans la délinquance et le fondamentalisme.
« On est bien près de la mer »
Un peu plus loin, après le mur, sur la partie de la côte encore épargnée par les travaux, Said est installé entre deux vieilles barques bleues échouées sur le sable. Comme beaucoup d’habitants du grand bidonville voisin de Sidi Abdellah, il est pêcheur. Lui et les autres ont dû déplacer leurs barques et leur matériel de pêche à cause des travaux. « Le mur a été construit sur les zones de pêche les plus riches. Aujourd’hui, on peine à trouver du poisson« , se désespère-t-il.
Comme les autres, l’homme aux yeux clairs, se souvient du bon vieux temps où « tout le monde, femmes et enfants compris, venait pêcher des petits poissons et des coquillages le matin pour les vendre sur la plage à midi. Les gens les mangeaient face à la plage, c’était un vrai rituel à Ain Sebaâ« . Aujourd’hui, la digue a détruit plusieurs bancs de ces crustacés, ou en a rendu l’accès difficile.
Les moules notamment étaient le gagne-pain de la plupart des femmes du bidonville. « Je partais à la pêche aux poissons, coquillages et petites perles tous les matins vers 6h. Puis je les vendais sur la plage ici ou sur celle de Zenata. Grâce à cet argent, je pouvais aider mon père qui était très pauvre ou m’offrir des plaisirs que ma famille ne pouvait se permettre comme des livres par exemple« , raconte Chadia, 54 ans. Une activité qu’elle a continué de mener même après son mariage. « C’était mon métier. Maintenant, à cause du projet de la route je ne peux plus y aller« , souffle la femme dont les yeux habituellement souriants deviennent fuyants.
Aujourd’hui, elle travaille dans une usine de chaussures du quartier. « Je préférais travailler à la plage, je me sentais plus libre en contact avec la nature« , regrette-t-elle. À côté, son amie, Zouir Fatima, 58 ans, acquiesce et ajoute: « la wilaya est en train de négocier avec nous pour qu’on parte, car ils veulent construire des projets touristiques. Mais nous, on ne veut pas, on est bien près de la mer« . Contactés par nos soins, le ministère des Transports et l’ANP n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
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