Au coin de la cheminée d’un chic hôtel casablancais où elle a ses habitudes, Anissa Bouziane nous reçoit un jour de pluie. “Cela me fait penser aux maisons de mes oncles à Rabat et Tanger où je passais mes vacances quand j’étais enfant”, raconte, souriante et nostalgique, celle qui a grandi entre le Maroc et les États-Unis. L’écrivaine de 52 ans, qui se définit comme “arabo-musulmane”, habite désormais à Paris depuis qu’elle a été témoin de la chute des deux tours jumelles du World Trade Center. Ce choc est le point de départ de son premier roman, Le chant de la dune (publié aux éditions Le Fennec en janvier 2017), qu’elle est venue présenter au Salon international de l’édition et du livre de Casablanca.
Traumatisme d’une vie
“Le matin du 11 septembre, j’ai pris le métro qui allait jusqu’au World Trade Center”, se souvient Anissa Bouziane, qui s’était arrêtée quelques stations plus tôt pour se rendre dans les bureaux de la maison d’édition où elle était salariée. “Arrivée à mon travail, j’ai entendu parler d’un avion qui a percuté une des tours. CNN ne diffusait pas encore les images de l’attentat. J’ai couru le long du couloir et j’ai vu l’effondrement de la première tour”, poursuit, le regard humide, l’écrivaine et enseignante d’anglais, enfoncée dans un fauteuil en cuir rouge. “Quand j’ai vu le deuxième avion foncer sur la tour, j’ai prié : ‘Dieu faites que ce ne soit pas un Arabe’”. La femme aux cheveux de jais dit avoir eu peur que se renouvellent les violences islamophobes qui s’étaient déjà fait sentir suite à l’attentat d’Oklahoma City en 1995, quand l’hypothèse d’une attaque terroriste islamiste avait été soulevée. Du haut du 20e étage de sa tour à Manhattan, Anissa Bouziane raconte être alors descendue de ses bureaux, comme des milliers de gens paniqués à l’idée d’être attaqués à leur tour. Elle fait le récit de sa vision de la 5e Avenue avec des gens ensanglantés. “Ma sœur et moi sommes passées devant une cathédrale où il y avait une messe. Un imam était invité. Quand il a commencé à réciter la Fatiha, les gens se sont mis à pleurer et j’ai eu une vision d’un meilleur lendemain”, nous raconte l’écrivaine, avant de poursuivre : “Malheureusement, 24 heures plus tard, les avions de chasse ont été plus forts que le Coran de la cathédrale”. Ce récit de sa journée du 11 septembre, qu’elle a vécu avec sa sœur, se retrouve presque mot pour mot dans les lignes de son roman autobiographique, porté par la voix de son héroïne, Jeehan Nathaar.
“Les personnages qu’elle évoque, comme le conducteur de la camionnette, le visage rempli d’éclats de verre, ont réellement existé”, témoigne Yasmina Bouziane, sœur cadette d’Anissa. “À partir de cette réalité, elle a transformé notre histoire en fiction pour avoir un discours plus universel”. Le roman fait alors des allers-retours entre le vécu très réaliste de Jeehan Nathaar des attentats du 11 septembre et la fuite romancée de ce même personnage au Maroc quelques mois plus tard. “Ces passages nous font voyager avec poésie dans le sud du pays, décrit dans une langue riche et évocatrice”, commente Laurence W.O. Larsen, qui a traduit le roman de l’anglais au français. Un exil qui ressemble, on l’aura deviné, à celui d’Anissa Bouziane.
Identité bouleversée
L’écrivaine n’a pas tenu un an aux États-Unis après les attentats du 11 septembre. Pourtant, elle revendique son identité anglophone — plus que francophone ou arabophone. Née en 1965 dans le Tennessee d’un père marocain et d’une mère française, Anissa Bouziane foule le sol marocain à l’âge d’un an avant de s’envoler, deux ans plus tard, pour la Virginie où elle grandit avec ses parents et sa jeune sœur Yasmina. Elle poursuit ensuite toutes ses études dans des établissements américains, entre l’État de Virginie, le lycée à l’École américaine de Rabat et ses études supérieures aux universités Columbia et Wellesley.
Mais au lendemain du 11 septembre, elle ne peut plus vivre dans son Amérique. “Avant les attentats, être arabe et musulman, c’était être invisible”, estime l’écrivaine, pour qui les Américains avaient peu de préjugés sur cette communauté. Elle avait à l’époque un sentiment de liberté de définir qui elle était et qui va vite disparaître. “J’avais le sentiment d’avoir un visage de terroriste sur le mien et de devoir me définir en opposition avec cette image de l’islam radical”, raconte-t-elle avec angoisse. “J’étais soudain devenue la porte-parole et l’avocate de tous les musulmans”, écrit-elle dans son roman sous la parole de Jeehan. Quinze ans plus tard, le décret anti-immigration, qui vise les ressortissants de sept pays musulmans pour des “raisons sécuritaires”, fait écho aux angoisses de l’écrivaine. Anissa Bouziane se réfugie au Maroc en 2002, comme son héroïne, que l’on retrouve sur les dunes du Sahara au tout début du roman. Un an plus tard, l’auteure déménage en France pour des raisons personnelles. Elle devient professeure d’anglais dans le lycée américain de Paris. Un exil qu’elle met cinq ans à écrire, en anglais, mais qui ne sera pas publié.
Autre triste date
“Cette violence à laquelle j’ai voulu échapper en quittant les États-Unis m’a rattrapée”. C’est dans ces termes que l’écrivaine décrit l’attentat de Charlie Hebdo à Paris en janvier 2015, rapidement suivi des attentats du 13 novembre. “À quelques rues des coups de feu ce soir-là, j’ai fui alors que les terroristes étaient encore dans Paris. J’ai revécu cette traversée de New York le 11 septembre”, tremble-t-elle encore. C’était clair : il fallait que ce roman voie le jour afin de “créer des points de dialogue entre l’Orient et l’Occident”, explique celle qui ne croit pas en un “clash des civilisations”.
Mais son roman en anglais ne trouve pas d’éditeur dans les pays anglophones qui veulent lui donner une dimension plus noire. Anissa Bouziane décide alors de le faire traduire en français par Laurence W. O. Larsen. “C’est ensuite tout naturellement que je me suis tournée vers mon pays d’origine, le Maroc”, explique l’auteure, qui est finalement publiée aux éditions Le Fennec. Leila Chaouni, directrice de la maison d’édition marocaine, a déjà prévu de faire un premier tirage de 1000 exemplaires. Mais Anissa Bouziane ne désespère pas de publier son ouvrage en anglais. “Finalement, l’élection de Donald Trump est une chance. Une nouvelle et réelle résistance est prête à lire un livre comme le mien, qui dresse une nouvelle image du 11 septembre”, estime-t-elle.
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