Les économistes considèrent 2016 comme une annus horribilis. La croissance du PIB est tombée à 1,6%. Le chômage a grimpé à plus de 10%. Les crédits bancaires ont poursuivi leur stagnation. L’agriculture, le tourisme, l’immobilier, les travaux publics… tous les secteurs essentiels de l’économie ont ralenti. Un contexte économique tendu où l’attentisme est le mot d’ordre. Une année électorale aussi où tous les regards étaient tournés vers les résultats du scrutin du 7 octobre, sur fond de bataille politique entre l’establishment et les islamistes. Bref, une période noire pour tout le monde. Sauf pour les financiers de la place casablancaise. C’est au milieu de ce news flow tout sauf reluisant et cette ambiance politico-économique délétère que nos financiers se sont fait le maximum d’argent.
Casino royal
Les chiffres du marché donnent le tournis : le Masi, indice général qui montre la tendance de la place, a progressé de 31,59%. Comprenez, si vous aviez misé en janvier de l’année dernière 10 millions de dirhams en achetant un peu de chacun des 75 titres cotés, vous auriez gagné douze mois plus tard pas moins de 3 millions de dirhams. Sans suivre le marché au quotidien, sans se casser la tête avec les analyses techniques et autres bar charts, sans même avoir à se soucier des résultats des sociétés cotées, de la bonne tenue de leur activité, de la progression de leurs marges ou de leurs bénéfices… Rien. Un confort et une facilité de gain que même les casinos de Marrakech et de Mazagan n’offrent pas.
Et on ne parle ici que d’une tendance moyenne et générale. Car, quand on rentre dans le détail, les progressions sont encore plus mirobolantes. Des titres comme Alliances, Dari Couspate, Total Maroc, Addoha, Med Paper, Marsa Maroc ou Cosumar ont carrément doublé de valeur. Des gains extrêmement juteux et totalement déconnectés de la réalité économique du pays. La tendance ne s’est pas arrêtée en 2016, mais se poursuit de plus belle en ce début 2017. Un début d’année où le Masi a cassé la barre symbolique des 12 000 points — un niveau qu’il n’a pas retrouvé depuis 2011 —, signant en moins de deux mois de cotation une performance de plus de 5%. Pas besoin d’être un génie en finance pour comprendre que tout ceci est artificiel… “Un simple effet de rattrapage”, tempèrent certains brokers. Vraiment ?
La preuve par l’absurde
“Je vais vous parler sans langue de bois. On ne comprend plus rien au marché marocain. Et on ne le cache pas à nos clients. C’est une place totalement irrationnelle”, nous lance Kais Kriaa, directeur de la recherche chez Alpha Mena, une firme de conseil financier basée à Tunis, qui accompagne des investisseurs étrangers dans leurs placements dans la zone Maghreb & Moyen-Orient. “Nous sommes à la vente sur toutes les valeurs qu’on suit pour le compte de nos clients. A part deux titres que nous apprécions particulièrement, HPS et Addoha, tout le reste est surévalué, trop cher”, confie-t-il.
Les arguments qui appuient ce diagnostic sont simples : le Price earning ratio d’abord. Cet indicateur, dit PER ou P/E, compare le prix d’un titre aux bénéfices qu’il est censé dégager dans le futur. Il permet également d’apprécier le temps nécessaire à un investisseur pour récupérer sa mise. Au Maroc, ce ratio tourne autour de 23. Comprenez, Casablanca est valorisée à 23 fois ses bénéfices futurs, et pour récupérer un placement de 100 dirhams, il faut en théorie patienter 23 bonnes années. Dans la région Mena et les places comparables à celle de Casablanca, ce ratio dépasse rarement 15 fois les bénéfices. Autre indicateur et pas des moindres : le Price to Book, P/B pour les initiés, qui permet notamment d’apprécier les valeurs financières et bancaires en comparant leur capitalisation boursière avec la valeur comptable de leurs actifs. Ici, une simple comparaison avec les normes internationales communément admises dans le métier vous font changer d’avis sur nos champions bancaires, certes solides financièrement, mais un peu hypertrophiés. Leur Price to Book moyen, selon les calculs des analystes de BMCE Capital Research, est de 1,9. “Trop exagéré”, commente Kais Kriaa, qui précise qu’un investisseur rationnel n’achète jamais une banque qui traite à un P/B de plus de 1,5.
Question : si la place est trop chère, que sa valorisation est gonflée, et qu’elle est complètement déconnectée de la réalité économique, pourquoi progresse-t-elle autant ? Qui l’alimente ? S’il y a hausse des cours, c’est qu’il y a bel et bien une demande. Et si les cours et les indices grimpent, c’est qu’il y a aussi du cash qui est injecté derrière. TelQuel a fait le tour du marché pour avoir une réponse. Les professionnels de la place pointent tous vers le même horizon: les investisseurs institutionnels, ces fameux zinzins qui avaient un temps déserté la place, ont fait leur come-back.
Zinzins migrateurs
Ce retour des zinzins est justifié selon les professionnels de la place par une raison “très logique”, nous dit-on : l’effondrement des rendements sur les produits de taux, couplé à une grande disponibilité de cash. L’État, qui alimentait ces dernières années le marché obligataire par des émissions massives de dette, a levé le pied, sa situation financière étant plus confortable, grâce notamment à la réforme de la Caisse de compensation, aux milliards de dollars versés par les pays du Conseil de Coopération du Golfe et à la politique d’austérité menée par le gouvernement Benkirane. Moins d’émission de dettes donc, c’est moins d’offre sur les bons du Trésor.
En face, la demande n’a pas faibli. Bien au contraire. La reconstitution des avoirs de devises du pays, évalués à plus de 7 mois d’importations contre moins de trois mois en 2013, a permis au circuit monétaire de disposer de liquidités abondantes. Du cash sous lequel croulent les banques, pour ne citer que celles-ci, sans pouvoir le placer dans des crédits à l’économie. Le tout combiné à une politique monétaire trop rigide menée par Bank Al-Maghrib, qui, pour éviter au pays un scénario déflationniste et donner au passage un coup de pouce à la croissance du PIB, a baissé par trois fois son taux directeur depuis 2014, le ramenant à 2,25%. Un niveau de loyer qui rend plus que jamais l’argent disponible.
Ces deux effets conjugués — baisse des besoins du Trésor et disponibilité de cash — ont fait fondre les taux sur le marché. Exemple de la dernière séance d’adjudication lancée le 14 février où le Trésor propose aux investisseurs des bons sur cinq ans à…2,7%. Un coupon qui, corrigé à un taux d’inflation de 1,6%, ne produit finalement qu’un petit 1,1% de gain brut. Pas de quoi attirer le chaland. Pour placer leurs liquidités, les caisses de retraite, les compagnies d’assurances, les banques et autres organismes de placement collectifs (OPCVM) se sont ainsi tournés vers le marché des actions.
L’idée est de ne pas laisser l’argent dormir, mais surtout de capter les rendements sur dividendes servis par les sociétés cotées. Des rendements qui ont plafonné en 2015 à 5% en moyenne, et qui devront se fixer, selon les estimations de BMCE Capital, à 3,7% en 2016 et 2017. C’est là que le raisonnement par le PER et autres indices de cherté d’une Bourse perdent tous leurs sens. “Un titre comme Colorado a servi un rendement sur dividende de 7% en 2015. Un taux qui va monter à plus de 11% pour l’exercice 2016 et pour 2017 aussi. Qu’elle soit chère ou pas chère, l’essentiel, c’est que l’action ponde du rendement annuel. Où est-ce qu’on peut trouver un pareil produit financier dans une telle conjoncture et dans un marché financier aussi petit que le nôtre”, schématise un gestionnaire, qui pense que les investisseurs internationaux ne comprendront jamais la particularité de la Bourse de Casablanca. “Nous avons notre propre culture ici, nos propres codes. Nous sommes dans une bulle ? Peut-être. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle n’explosera jamais. Le marché est bien soutenu et personne n’a intérêt à ce que le château s’effondre. On n’est pas à Wall Street ni à la City… Ils n’ont pas à nous donner de leçons”, poursuit le col blanc dans un discours anticolonialiste décomplexé, un peu trop rassurant et pas vraiment convaincant pour une place qui se positionne en hub régional, une mini-City africaine.
La CNSS par anticipation
Cette analyse n’est donc évidemment pas partagée par tout le monde. Selon une note de recherche produite le 3 janvier dernier par Alpha Mena, le dividende yield 2017, actuellement à 3,5% selon leurs calculs, est “le rendement le plus faible sur les 9 dernières années, et ne justifie donc pas cette orientation vers l’action”. Un argument valable, surtout quand on sait que l’arrivée massive de cash n’a eu véritablement lieu qu’à partir de décembre 2016. “La réallocation d’actifs se fait en principe sur la durée, pas en un seul mois. En décembre, il y a eu une injection de cash de 1,5 milliard de dirhams qui a transité à travers des fonds actions et diversifiés. De l’argent injecté par des institutionnels mais également par des particuliers”, confie un gestionnaire d’actifs, qui s’étonne de ce débarquement surprise, comme si tous les opérateurs et boursicoteurs du marché se sont donné le mot pour investir la place. Des injections qui se sont accélérées en ces premiers mois de 2017, avec “le placement de plus de cinq milliards supplémentaires en janvier, toujours via les mêmes fonds”, selon notre source.
Si les rendements de dividendes ne sont pas le moteur, ou du moins l’unique moteur, de cet attrait subit pour l’action, comment alors s’explique ce retour en force des institutionnels ? Et, surtout, la concentration des ces injections à partir de décembre ? “Il y a eu une info qui disait qu’un gros investisseur allait faire, dès début 2017, son entrée sur le marché, à coups de milliards de dirhams. Ça a encouragé beaucoup de personnes à mettre leurs billes en Bourse”, souffle un broker. Ce nouvel investisseur, dont l’arrivée était très attendue, n’est autre que la CNSS. Cette dernière, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne place pas tout son cash chez la CDG, mais est également très active sur le marché financier. “Le cash collecté par le régime général est placé chez la CDG, loi oblige. Mais l’argent collecté de l’AMO est, lui, placé dans des fonds gérés par les banques et leurs sociétés de gestion. Mais nous n’avons pour l’instant jamais misé sur l’action”, nuance Hausny Hachimi Idrissi, directeur financier de la CNSS. “Nos placements sont exclusivement orientés vers le marché monétaire, les bons du Trésor, les dettes émises par les offices et établissements publics et les banques”, précise-t-il.
Alors, l’arrivée de la CNSS sur l’action, une fausse rumeur ? Pas du tout. L’institution devait lancer cette année un nouveau régime de couverture sociale destiné aux travailleurs non salariés (TNS). Un régime qui s’adresse aux professions libérales, médecins, avocats, notaires, transporteurs, commerçants… et qui devait entrer en vigueur dès le 1er janvier. “Ce régime cible une population de 6 millions de personnes. C’est le double de ce qu’on gère actuellement. Et une partie du cash collecté sera en effet mise sur le marché actions, puisque c’est un régime par capitalisation”, précise le Monsieur Finances de la CNSS. De quels montants parle-t-on au juste ? “Nous n’avons pas de chiffre précis pour l’instant, mais ça se compte en milliards de dirhams”, confie, prudent, Hausny Hachimi Idrissi.
Pour avoir un ordre de grandeur, le régime actuel de l’AMO, qui sert 4 millions de bénéficiaires, génère tous les ans 4 milliards de dirhams de cotisations pour des prestations de 3 milliards, soit un excédent de 1 milliard de dirhams. Le régime des TNS qui s’adresse à une population plus nantie, qui cotisera donc plus aussi bien pour sa retraite que pour sa couverture maladie, pourrait générer au moins deux fois plus d’excédents… L’effet sur le marché actions, on l’imagine bien, sera significatif.
“Cette news a bien circulé les derniers mois de 2016. Tout le monde en parlait. Ça a créé un effet de front running, les investisseurs voulant se positionner à l’avance pour ne pas rater la vague haussière qui naîtra après le débarquement de la CNSS”, confie notre broker. Une arrivée que l’on attendait pour les premiers mois de 2017, mais qui est aujourd’hui retardée par le blocage des négociations pour la formation du gouvernement, qui doit activer l’adoption des textes relatifs à ce nouveau régime par le parlement. “Nous étions prêts dès août 2016. Les textes de loi ont été adoptés en Conseil de gouvernement. Il ne restait plus que l’aval du parlement. Ça devrait se faire en théorie cette année après la formation du gouvernement”, précise le directeur financier de la CNSS.
Les cols blancs ont donc bien anticipé le coup, mais ils ne savaient pas que Benkirane tarderait autant pour constituer sa majorité. En attendant, la bulle continue de gonfler, attirant dans son sillage les boursicoteurs qui, séduits par cette frénésie et ces fortunes qui se font en un temps éclair, espèrent reconstituer une partie de leur patrimoine partie en fumée durant les années de vaches maigres. “Si cette bulle explose demain, elle n’aura bien sûr aucun effet sur les zinzins. Il suffit qu’ils gardent leur titre pour 10 ou 15 ans de plus pour ne pas subir de pertes, en attendant des jours meilleurs. Ce qui n’est pas le cas des particuliers qui n’ont pas le même horizon d’investissement. Dans cette histoire, ils seront encore une fois les dindons de la farce”, conclut, dépité, un analyste financier.
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