“Combien de films marocains ont quitté le pays et ont été primés dans des festivals internationaux ? C’est comme ça qu’il faut juger la production nationale de ces dernières années.” À Mers Sultan, sur la terrasse des bureaux de la boîte de production qu’elle a fondée en 2007, Lamia Chraïbi (L’amante du Rif, The end, Un film…) ne croit pas si bien dire. Les chiffres confortent le sentiment que partagent les amoureux du Septième art sur la qualité des récentes productions nationales. En 2011, les films marocains ont remporté 47 prix internationaux. En 2015, sept.
Pourtant, en 2009, Mohamed Bakrim, alors chargé de communication au Centre cinématographique marocain (CCM), écrivait, dans un portrait du cinéma marocain sous-titré Dynamisme, tendances et caractéristiques : “On peut affirmer sans risque d’erreur que le cinéma constitue aujourd’hui la première forme d’expression de l’imaginaire collectif de la société marocaine”.
Souvenez-vous. En 2006, Marock de Leila Marrakchi, en 2007, La symphonie marocaine de Kamel Kamel et Les ailes brisés de Majid Rechiche, en 2008, Whatever Lola wants de Nabil Ayouch, en 2009, Casanegra de Noureddine Lakhmari et Amours voilées de Aziz Salmi, en 2010, Terminus des anges de Narjiss Nejjar et Hicham Lasri. Puis, en 2011, c’est l’arrivée du PJD au gouvernement, et la dégringolade. 2014, Exodus de Ridley Scott est un temps retiré des salles. 2015, Much Loved de Nabil Ayouch est interdit illégalement. Au cœur de cet immense gâchis, le CCM. Une institution vieillissante, déstabilisée par un changement de directeur et au sein de laquelle le PJD tente d’imposer son idéologie, sous le regard attentiste, pour l’heure et à de rares exceptions près, des professionnels du cinéma.
Mustapha Khalfi et la Dernière Croisade
Première invraisemblance, le CCM est placé sous la tutelle du ministère de la Communication, plutôt que celui de la Culture. Manque de chance pour le 7e art, Mustapha Khalfi réalise immédiatement une “étude”, ou une compilation confidentielle de baisers, de mots doux et de décolletés sur les écrans des chaînes publiques. En mai 2012, à la Chambre des conseillers, il en conclut que “les Marocains ne peuvent pas financer des médias qui vont provoquer leur démembrement et des déviations de leurs enfants”. Il utilise alors l’expression d’“art propre” qui résume l’idéologie qu’il va tenter d’insuffler dans l’audiovisuel. Pourtant, le décret fixant les conditions d’aide à la production cinématographique précise, noir sur blanc, que “cette aide a pour objectif d’encourager la liberté de création, l’ouverture sur le monde et l’expérience humaine et maintenir la pluralité d’opinion et des courants de pensées”. Mais les critères d’octroi de ce soutien sont fixés par arrêté du ministère de la Communication. L’“art propre” assomme les professionnels du cinéma. Le producteur et réalisateur Mohamed Abderrahmane Tazi, président de la Chambre nationale des producteurs de films, raconte que lors d’un récent conseil d’administration du CCM, il a pris la parole pour alerter sur “la dégradation de la production de fiction, notamment à la télévision”. “J’ai pris l’exemple du film diffusé la veille sur la première chaîne, en disant que ce n’était d’aucun niveau”, explique le réalisateur d’À la recherche du mari de ma femme. Ce à quoi Mustapha Khalfi lui aurait répondu : “Ma mère a adoré”.
Le ministre a le bras long au CCM, puisque les textes lui en donnent la possibilité. Depuis la nouvelle Constitution, c’est lui qui propose au Chef du gouvernement un nom pour la direction de l’institution. On raconte d’ailleurs que Abdelilah Benkirane n’était pas d’avis de débarquer son ancien professeur de philosophie de terminale, Noureddine Saïl, directeur du CCM depuis 2003. Aussi, lorsqu’un appel d’offres est lancé pour prendre sa suite en avril 2014, l’annonce fait l’effet d’une bombe dans le milieu. “Noureddine Saïl est un monsieur du cinéma. C’est le créateur de la Fédération des ciné-clubs, c’est lui les émissions de radio et de télé qui ont fait les belles heures de la critique de cinéma. Il est aussi l’initiateur des films à la télévision. Il a encouragé un cinéma de valeur, en pensant à la fois à la quantité et à la qualité,” lui rend hommage Abderrahmane Tazi.
Mais l’influence du ministère ne s’arrête pas au choix du directeur. C’est également lui qui nomme deux des 12 membres des commissions qui attribuent les avances sur recettes pour la production de films. Les autres membres représentent les ministères de la Culture, des Finances et les professionnels du secteur. Sur proposition du CCM et de ses chambres syndicales certes, mais “notre avis n’est plus pris en compte”, déplore Abderrahmane Tazi.
C’est cette commission qui statue sur l’avance sur recettes octroyée aux réalisateurs marocains pour financer en partie le budget de leur film. Depuis 2011, un entretien a lieu avec les réalisateurs et producteurs pour défendre leur projet face à la commission. Beaucoup d’entre eux disent avoir eu le sentiment de se retrouver face à des jurés qui “jugeaient l’aspect idéologique plus que cinématographique”. Florilège : “Pourquoi Fatima et Mohamed sortent ensemble s’ils ne sont pas mariés ?”, “Pourquoi y a-t-il un bar dans votre scénario”, “Pourquoi la danse ? Ça ne fait pourtant pas partie de la culture marocaine”, “Ne touchez pas au mariage, laissez la tradition marocaine tranquille”, ou, dans un autre registre, “Votre budget prévoit un salaire pour le producteur, je ne comprends pas pourquoi”.
La faute à Sarim Fassi Fihri ?
“Je ne suis pas l’homme de Khalfi, ni du PJD”, se défend Sarim Fassi Fihri, directeur du CCM depuis octobre 2014. Il n’a effectivement pas le profil d’un conservateur. Fondateur de la société MPS Cinédina dédiée à la production de films marocains et étrangers, Sarim Fassi Fihri connaît son secteur. C’est plutôt un manque de prise de position face à son ministère de tutelle qui lui est reproché. En deux ans d’exercice, les occasions n’ont pourtant pas manqué. Deux mois après sa nomination, il se retrouve confronté à l’affaire Exodus. Alors que le film de Ridley Scott a reçu son visa d’exploitation, il est retiré de l’affiche de toutes les salles marocaines. “Ça ne dépendait pas de moi”, s’explique aujourd’hui Sarim Fassi Fihri. “Ça dépendait d’une commission de cinq personnes qui n’a pas réussi à se mettre d’accord. Ça a pris du retard. Nous étions entre Noël et le Jour de l’An, les gens se sont concentrés sur ça parce qu’il ne se passait pas grand-chose d’autre,” poursuit-il. “J’ai appelé Ridley Scott, il a compris. Il m’a envoyé une lettre dans laquelle il explique qu’il comprend que certains passages pouvaient choquer les musulmans. Seulement, à ce moment-là, c’était les attentats de Charlie Hebdo, et le monde était passé à autre chose”, raconte-t-il. Cinq mois plus tard, Much Loved de Nabil Ayouch est projeté à Cannes et des extraits se retrouvent sur Internet. Avant même que la demande de visa d’exploitation ne soit formulée, le film est interdit. “Il n’a pas été interdit chez nous. Je ne pouvais pas intervenir, je n’avais pas reçu le film en commission. Oui, aujourd’hui je déplore que le film ne soit pas arrivé en commission, mais, même interdit au moins de 16 ans, il n’aurait pas été accepté en l’état”, se dédouane Sarim Fassi Fihri. “Trois mois plus tard, Nabil (sic) a déposé une autorisation de tournage pour un autre film, et elle lui a été accordée”, ajoute-t-il.
Dans un article d’avril 2014, alors que le réalisateur Hakim Belabbès était pressenti pour diriger le CCM, L’Économiste demandait à un panel de professionnels du cinéma ce qu’ils attendaient du prochain directeur de l’institution. Réponse de Sarim Fassi Fihri : “On a beau dire qu’on produit 20 ou 22 films par an, on n’arrive pas à faire décoller le cinéma marocain. Tous les 2-3 ans, seul un film est à Cannes ou Berlin et même pas en sélection officielle. Il faut donner une dimension internationale au cinéma marocain”. En 2016, Mimosas d’Olivier Laxe a remporté le Grand Prix de la Semaine de la critique à Cannes. The sea is behind et Starve your dog de Hicham Lasri ont été sélectionnés à Berlin en 2015 et 2016. Sarim Fassi Fihri a-t-il donc tenu son pari ? “Je veux être jugé sur des résultats, pas sur un agenda politique. Depuis que je suis là, une vingtaine de films ont été produits. J’espère qu’on se souviendra de trois ou quatre”, répond le directeur du CCM.
Manque de professionnalisme
Sarim Fassi Fihri renvoie aussi la balle aux professionnels du cinéma, dont il pointe le manque de professionnalisme d’une partie d’entre eux. “Certains veulent tout faire alors qu’ils n’ont pas les agréments pour. Demain, si un boucher demande des autorisations de tournage, comment on va faire ? Soit on ouvre à tout le monde, soit on respecte la loi”, ironise celui qui s’est fixé “travail et rigueur” comme ligne de conduite. “Le CCM est un outil fait pour nous et par nous. S’il est aujourd’hui malade, nous avons notre part de responsabilité”, reconnaît Lamia Chraïbi. Aussi, s’ils se plaignent d’une paperasse décourageante, les producteurs reconnaissent qu’elle permet d’éviter des abus. “Des réalisateurs qui facturaient des centaines de figurants, alors qu’on n’en voyait qu’une dizaine à l’écran, oui, c’est arrivé. Mais aujourd’hui, on est tombé dans l’excès inverse, c’est-à-dire qu’on épluche jusqu’au prix des desserts !”, explique Abderrahmane Tazi. Cette rigueur pour contrôler l’utilisation de l’argent public se conçoit, le CCM est d’ailleurs lui-même soumis au contrôle de la Cour des comptes. Mais l’argent n’est-il pas un moyen de contrôler le contenu ? Hicham Lasri a réalisé quatre films, souvent critiques à l’égard du pouvoir, sans l’appui du CCM, avant d’obtenir 4,1 millions de dirhams pour son cinquième, Headbang Lullaby. En juillet, alors qu’il attendait le dernier quart de cette somme, une lettre de la commission du CCM l’informait qu’il ne la recevrait pas, car “il n’y a pas de ressemblance entre le projet qui nous a été présenté […] et le produit final, surtout en matière de qualité de production.” Grosso modo, “la commission a jugé que l’argent n’était pas à l’écran”, précise Sarim Fassi Fihri. Pour Abderrahmane Tazi, c’est clair, “c’est une sanction”. Lamia Chraïbi, qui a produit Hicham Lasri, diagnostique quant à elle un manque récurrent de communication. “C’est le genre de décision unilatérale qui me fait bondir. Il suffit de parler au producteur pour se rendre compte que trois heures de film ont bel et bien été tournées, mais que le réalisateur a décidé de couper certaines scènes. C’est déchirant pour un producteur, mais si le réalisateur décide de couper la scène qui a coûté le plus cher à tourner, tant pis, c’est lui qui a le final cut”, explique-t-elle. Pour éviter ce genre de mésaventures, des bruits de couloir font état de rétrocommissions, des enveloppes de billets confiées par la production à la commission pour s’assurer un financement. “Dans ce métier, il y a des non-professionnels qui se donnent les moyens d’arriver à leurs fins, comme dans d’autres secteurs. Malheureusement, ils ont trouvé des gens pour répondre à leurs attentes”, se désole Lamia Chraïbi.
Retour vers le futur
Artistiquement aussi, les professionnels du cinéma ont pu laisser couler face à l’instrumentalisation du cinéma par le ministère de la Communication. “On s’est laissé avoir, progressivement. On se rendait bien compte que c’était du n’importe quoi, mais on se disait que ça s’arrangerait, et puis nous étions désunis, les chambres syndicales avaient éclaté,” analyse Lamia Chraïbi. Mais la mascarade a assez duré. Abderrahmane Tazi a réuni en mars sept chambres syndicales au sein d’une Coalition nationale pour le développement de l’industrie du cinéma et de l’audiovisuel (CNDICA). Lamia Chraïbi se dit quant à elle prête à “arracher avec les dents cette liberté d’expression”, un sentiment partagé par ses pairs. Ils sont en cela appuyés par le roi. “Nous voulons souligner à quel point il importe de mobiliser toutes les parties prenantes, en mettant en œuvre la démarche participative à l’égard des créateurs et des professionnels de ce secteur culturel majeur et en restant constamment réceptif à leurs préoccupations, afin d’assurer l’essor de la production cinématographique nationale”, écrivait Mohammed VI dans un message adressé aux participants des Assises nationales du cinéma en 2012.
Début novembre, les professionnels du cinéma se réuniront pour apporter leurs propositions en guise de préparation d’une nouvelle loi de l’industrie cinématographique. Celle en vigueur date de 2001 et est déjà obsolète pour un secteur en pleine évolution. Plus obsolètes encore, les statuts du CCM, adoptés en 1977. “Les nouveaux statuts ont été préparés avec l’appui de 19 associations professionnelles. Ils sont au secrétariat général du gouvernement. J’espère qu’ils seront adoptés l’année prochaine par le circuit législatif. Ça nous permettra de travailler avec un organigramme plus adapté et d’inclure les nouveaux métiers de l’audiovisuel”, explique Sarim Fassi Fihri. La nomination d’un nouveau ministre de la Communication au sein du prochain gouvernement sera déterminante
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