"Chanson douce", le livre qui pourrait valoir un Goncourt à Leila Slimani

Le deuxième roman de Leila Slimani, Chanson Douce  a été préselectionné pour le prix Goncourt 2016. Telquel.ma décrypte ce superbe et terrible drame social. Un regard perçant sur les rapports familiaux et sociaux à l'heure de la modernité.

Par

L’incipit délivre toute l’intrigue, ou presque. « Le bébé est mort ». Dès les premières pages, Leïla Slimani tue trois de ses protagonistes et le suspense. Pourtant, tout au long de la lecture des quelque 200 pages de Chanson Douce, la tension est à son comble. Myriam est une héroïne normale. Ses journées sont avant tout organisées autour de ses deux jeunes enfants, Mila et Adam. Bien sûr, elle ne s’en satisfait pas. Pour pimenter ses journées, elle vole parfois à l’étalage des produits insignifiants. Elle partage sa vie avec Paul. Ce dernier – il travaille dans la musique et elle en est jalouse – est sceptique lorsqu’elle lui annonce vouloir reprendre son métier de juriste. Pour permettre le retour dans la vie active de Myriam, le jeune couple parisien moderne embauche une nounou, Louise. « Une fée », selon Myriam. La liste de ses vertus ne se résume pas. Louise s’installe dans la vie de famille. Très vite, ses employeurs deviennent des « enfants gâtés, des chats domestiques ». Sa présence ne cesse de s’accentuer. Pourtant, et si la vie du couple ne cesse de se dé- voiler au regard du lecteur, Louise, elle, conserve une part de mystère. Un jeu d’ombre et de lumière qui renvoie au statut social de chacun. Louise s’affaire en cuisine, se fait discrète, afin que Paul et Myriam puissent mieux briller lors des repas qu’ils recommencent à organiser, soulagés des tâches quotidiennes. Myriam et Paul vivent un rêve, tout comme leurs deux enfants.

Une enquête sociale

Pourtant, tout doit se terminer sur un drame. Alors, du rêve au cauchemar, Slimani s’affaire. Elle plante son décor avec efficacité. Ici, pas de grands coups de brosse pour définir ses rôles principaux. Des insomnies, des actes manqués, quelques pensées fugaces… lui suffisent pour dresser un tableau complet d’une situation somme toute banale. Des faits rapportés qui sont comme autant de pièces versées au dossier. L’enquête est sociale, psychologique, entre le regard des autres et le tréfonds des émotions. Des pages durant, Slimani dissèque la relation durement déterministe qu’entretiennent Louise et le couple. Le petit ménage bien pensant fait des efforts. Paul, « ses parents l’ont élevé dans la détestation du pouvoir et dans le respect un peu mièvre du plus petit que soi ». « Myriam fait tout pour ne pas blesser Louise (…) Paul la félicite de faire preuve d’autant de délicatesse ». Mais rien n’y fait. Une sourde lutte de classes se joue, les enfants et l’éducation étant le champ de bataille. Le patient Paul rentre dans une colère noire lorsqu’il découvre sa fille, maquillée comme « une chanteuse de cabaret démodée », les ongles pleins de ce « vernis rose et vulgaire » que lui a apposé avec tendresse et complicité sa nounou.

Vers le drame

Slimani a placé sans ambages ses personnages dans des conditions qui mettent à l’épreuve leurs vœux pieux de cohabitation et de respect. Les rapports de domination, amicaux et amoureux, se mêlent, se polluent les uns les autres. Petit à petit, le rêve tire vers une situation glauque. Après une parenthèse enchantée, le ressenti et l’aigreur s’invitent de nouveau, comme dans les premières pages. « Les silences et les malentendus ont tout infecté ». Les sentiments de honte se succèdent aux pensées intimes. À cette envie qui caresse Paul de licencier Louise. À cette impression qui envahit Myriam d’avoir livré ses enfants. À la fatalité des rapports sociaux se superposent les cas de conscience de chacun, les émotions, les obsessions… Slimani met à nu une mécanique complexe, faite de rouages subtils et qui entraîne irrémédiablement vers le pire. Le drame est inéluctable et cela, le lecteur le sait déjà. L’intrigue est dans les dynamiques qui l’entraînent.

Pas là pour plaire

Slimani s’en tient aux faits. Son style est nerveux, épuré. Elle change régulièrement de focale, multiplie les allers-retours entre discours direct et indirect. Et si elle se permet quelques sauts dans les pensées intérieures de ses personnages, le plus souvent, elle pré- fère décrire leurs actes, distiller d’un air de rien mais avec précision, des gestes primordiaux. Un naturalisme moderne et efficace. On sent que ses années de journalisme et son intérêt pour le cinéma l’aident. Certes, elle laisse percer ça et là « des éclats de poésie ténébreuse », comme le promet très justement le quatrième de couverture du livre, mais toujours tout en sobriété, préférant de simples analogies à des métaphores savantes. Ce style se rapproche de celui de Dans le Jardin de l’ogre, son premier roman paru en août 2014 et qui a connu un succès certain (il avait été réimprimé à deux reprises dans les deux semaines de sa sortie). Les deux romans se ressemblent d’ailleurs sur d’autres points. Une forme de déterminisme était déjà là dans Le Jardin de l’ogre, dont l’héroïne, Adèle, était totalement en prise avec sa nymphomanie. La description à la fois précise et par touches du contexte social aussi. Mais, entre-temps, le regard de Slimani sur la société semble s’être aiguisé. Dans Chanson Douce, il s’exprime pleinement.

L’absence de fioritures et la limpidité apparente n’y changent rien : la lecture de Chanson Douce prend à la gorge, donne des vertiges. Slimani ne se soucie pas du beau. Elle ne cherche ni à émerveiller, ni à rassurer. Son roman est sans concessions. C’est une mise à nu d’une certaine modernité, par la fenêtre d’un petit couple de la classe moyenne. À la fin, il n’y a ni espoir ni soulagement. Il y a la connaissance de l’homme. Slimani, en un roman, tente de faire mentir son personnage Louise, qui assure: « Les enfants, c’est comme les adultes. Il n’y a rien à comprendre ».

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