Jusqu’au petit matin, la voix inimitable de Chikha Aïda résonnait dans les plus folles et enivrantes soirées. Commis de l’État, notables et bons vivants se retrouvaient en petit comité dans les années 1950-1960 dans de fastueux salons beldis des plaines de Abda. Tous venus pour tendre l’oreille, le bras ou des billets à l’actuelle doyenne de la hasba (aïta de la région de Safi) et ses coquettes disciples qui deviendront par la suite maîtresses du genre. Les aâyoute, l’alcool et l’argent coulaient à flots, la vie était belle et insouciante pour Chikha Aïda, Fatna Bent Lhoucine et, par la suite, Chikha Aïcha, Chikha Khadija ou encore Chikha Fatima qui ne demandaient qu’à chanter et danser et vivaient comme bon leur semblait. “C’était la belle époque”, glisse Aïda dans un soupir nostalgique.
Plus d’un demi-siècle plus tard, les choses ont changé radicalement. Fini la fête, place à la misère. Petite, corpulente et affublée de lunettes pour hypermétropes, Aïda porte avec courage le fardeau de ses 80 ans approximatifs (elle croit en avoir un peu plus). L’ancienne chikha, qui a pris sa retraite depuis longtemps, vit dans des conditions déplorables mais garde toujours la tête haute en souvenir des années fastes. Une attitude qu’elle partage d’ailleurs avec sa plus ancienne et brillante disciple, Chikha Fatima Chahba (la blonde).
Leitmotiv : “nachat ou zhou”
Aïda nous reçoit autour d’un thé dans sa modeste demeure, dans le quartier populaire Moulay El Hassan à Safi, et remonte le temps pour ressasser l’âge d’or de la aïta. Au commencement était Sebt Gzoula (dans les environs de Safi). Orpheline, Aïda vit avec ses frères. A 12 ans, elle est choisie pour devenir la deuxième épouse d’un homme plus âgé qu’elle. Maltraitée, elle s’enfuit au bout d’une année. Elle trouve refuge chez sa tante et finit par vivre en concubinage avec un homme “de la campagne”. Très jeune, elle a compris que sa passion est “nachat ou zhou” [que l’on pourrait traduire par la fête et la débauche]. Son entrée dans le monde des chikhate se fait par les mariages. “Les invités partaient et moi je continuais à jouer avec lâabate (les musiciennes)”, raconte-t-elle. A Douar Beni Ayach (pas loin de Safi), elle est repérée au cours d’une soirée par Cheikh Mohamed Daâbaji, un musicien mais aussi une encyclopédie de la aïta.
Dès le début des années 1950, elle se produit à ses côtés pour la première fois dans une misérable cahute. Elle y est dévorée des yeux par l’assistance, impressionnée par sa prestance. Daâbaji détient le bijou qu’il a tant cherché. Grâce au bouche-à-oreille, Aïda devient la nouvelle “diva” de la aïta et sa notoriété dépasse la région de Abda. “J’étais grosse, blanche et avec des cheveux noirs jusqu’aux fesses”, dit-elle fièrement. Elle quitte alors son compagnon pour le musicien Dâabaji. “Il m’a prise”, se souvient-elle, amoureuse. Avant de préciser : “Je suis restée à ses côtés jusqu’à sa mort”.
Cheikh Daâbaji, le grand maître
Cet homme transmet les aâyoute ancestrales (plusieurs types de aïta) à Aïda. Sévère, il n’hésite pas à donner des coups de kamanja (violon) si l’artiste n’est pas dans le tempo. Malgré l’enchaînement des soirées festives et surtout tardives, Aïda ne flanche pas et apprend à travers Daâbaji les classiques de la aïta hasbaouia. “C’est un type de aïta qui évoque le cri de la douleur amoureuse et l’oppression, cela peut aussi être un cri d’appel à l’aide”, nous explique Jamaleddine Benhadou, musicologue. Des morceaux comme Kharboucha, Kabat L’khay Al’lkhayl, Hajti fi Grini sont maîtrisés avec précision par Aïda (mais aussi par la divine Fatna Bent Lhoucine) qui se produisait à l’époque avec Daâbaji à la kamanja, un deuxième musicien à la kamanja et deux autres à la taârija. “On faisait les mariages, les fêtes nationales et les fêtes privées mais, comparé à aujourd’hui, on était payés très peu”, raconte-t-elle. La mélancolie de cette aïta n’empêche pas les chikhate de découvrir son autre visage, derrière un voile d’érotisme et d’ivresse. En soirée, Chikha Aïda est d’ailleurs connue pour chanter un morceau sur un ébat amoureux tarifé. “Monsieur le vieux, il a donné 120 et a fini par dormir au pied”, ou encore “Si la mer jouissait, je lui donnerais à boire”. Cela dit, la traduction de ces vers de poésie peine à dépeindre leur beauté en darija. Nostalgique, Chikha Fatima, une des disciples de Aïda, nous apostrophe : “Aujourd’hui, au cours des soirées, les gens se bourrent la gueule et se battent. A l’époque, on buvait, mais c’était tranquille”.
De tachikhite à la résistance
Chikha Aïda n’était pas seulement une simple musicienne, c’était une guérillera. “Du temps du Protectorat, on m’obligeait à chanter pour les colons mais j’aidais les résistants à cacher des armes”, explique-t-elle. Par nationalisme, elle aimait aussi chanter le roi Mohammed V et la résistance. Un jour à Oualidia, elle rencontre le roi de retour d’exil (en 1955). “Il nous a regardés jouer et à un moment donné, je me suis assise à ses côtés. Je ne lui ai pas trop parlé, d’autres personnes le faisaient très bien”, raconte humblement Aïda. Au cours de la soirée, Mohammed V demande à une des chikhate comment elle s’appelle. La dame répond : “Chikha Al Madbouha [l’égorgée]”. Et le roi de lui demander : “Et vous n’avez pas Al Masloukha [l’écorchée] ?” Bien que la blague ne soit pas très drôle, son souvenir fait encore pouffer de rire Aïda.
Au bout de quelques années, Aïda s’impose sur la scène de la aïta et passe à l’étape supérieure. Elle devient “Tebbâa”, la chef des chikhate sur scène, et recrute au passage des disciples auxquelles elle enseigne l’art du chant et de la danse à l’ancienne. “Elle était une école, les chikhate buvaient ses paroles avant de former leur propre groupe. C’est le cas de Chikha L’hammounia, Chikha Aïcha ou encore Chikha Khadija”, explique son ancienne disciple, Chikha Fatima Chahba.
Du poison dans son lait
Même sa principale concurrente sur scène, Fatna Bent Lhoucine, plus connue du grand public, lui donne du crédit, tout en conservant une rivalité courtoise. “Quand on se croisait, on se saluait cordialement, mais ça s’arrêtait là”, explique-t-elle. Quant à sa fille unique, Wafaa, elle argue fièrement : “Ma mère, c’était le top. A l’époque, elle avait peur de la malédiction présagée par ses frères, donc elle ne passait jamais à la télévision, contrairement à Fatna Bent Lhoucine”, précise-t-elle. Le succès grandissant de la chikha n’empêche pas ses frères, farouchement opposés à la vie choisie par leur sœur, de lui mettre des bâtons dans les roues. L’un d’eux manque de la lapider sur scène, un autre tente même de l’assassiner par empoisonnement : “Il a mis du poison dans mon lait caillé, mais hamdoullah je l’ai échappé belle”, confie Aïda. “Pour moi, c’était étonnant parce que j’aimais faire la fête, danser et m’amuser, ils ne pouvaient rien contre ma volonté, mais au final ils ont fini par s’y faire”, poursuit-elle.
Youssef, un voisin, se souvient : “C’était une perle, elle avait une aura qui inspirait le respect” et “quand, le matin, on faisait la queue chez Si Jilali pour acheter des beignets, son coursier passait avant tout le monde”. Sept kilos de beignets pour se remettre en marche après des soirées endiablées qui se terminent jusqu’à pas d’heure. Aïda aime alors recevoir chez elle. Chikha Fatima Chahba atteste aussi de “la maison tout le temps pleine de hbab (amis)”.
Sa popularité a dépassé les frontières de la région de Safi, au point que même le général Ahmed Dlimi l’a conviée pour des soirées privées ou publiques. “On était à notre apogée et surtout fières”, nous confie Aïda. Une apogée que la mort de Cheikh Daâbaji, en 1997, a stoppé, en précipitant sa sortie de la scène. Après 40 ans de aâyoute, Chikha Aïda a déposé le micro.
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