«Quartier des Orangers, s’il vous plaît». Dès que le taxi saisit notre destination, il s’exclame : “Vous savez que c’est là qu’habite Benkirane ?” Heureuse coïncidence qui prête à sourire. Arrivée à midi, devant la villa du Chef du gouvernement dans ce quartier résidentiel de la capitale. À première vue, la façade quelque peu ternie ne semble pas indiquer le rang de son propriétaire. Un seul détail peu ordinaire pourtant. Des agents de sécurité, debout devant la porte, guettent tous les va-et-vient. L’un d’eux, en costume, ne tarde d’ailleurs pas à se présenter spontanément à nous. Poliment, il demande l’objet de notre visite, puis s’engouffre dans la villa. Quelques minutes plus tard, il est de retour. “Vous pouvez entrer. Désolé de vous avoir fait attendre, c’est la procédure”, sourit-il. La simplicité, voilà ce qui frappe d’abord chez Abdelilah Benkirane. Celle du lieu où il nous accueille : un vaste salon marocain au décor sans fioritures, meublé de banquettes traditionnelles façon “seddari” et de tables. La simplicité du Chef du gouvernement aussi qui, confortablement assis dans un coin à l’entrée de la pièce, nous fait signe de prendre place. “Installez-vous où vous voulez”, invite-t-il, en finissant de signer un document. Le patron du PJD tient à mettre à l’aise son hôte. “Vous prenez un thé ou un café ?”, propose-t-il. Ce sera plutôt un verre d’eau. Ce à quoi il rétorque, faisant jaillir son rire légendaire : ”J’ai l’impression qu’il vous faut plusieurs cafés. Vous semblez n’avoir pas dormi.” Devant l’insistance de notre hôte, va pour un thé, accompagné de petits gâteaux marocains, disposés dans un plat. Mais trêve de salamalecs, la conversation démarre sur les chapeaux de roue. Du voyage d’Ilyas El Omari en Chine à la décompensation, du 20-Février aux attentats du 16 mai 2003, en passant par la relation entre le Chef du gouvernement et les conseillers du roi, aucune question n’est esquivée. Bienvenue chez Benkirane !
Pam Pam Boy
La présence remarquée du chef de file du PAM aux côtés du roi lors de sa visite à Pékin ne laisse personne indifférent. Encore moins le secrétaire général du PJD, qui ne manque pas de s’interroger sur les motivations qui ont conduit à un tel choix. Et ce n’est pas tant la jalousie qui fait parler le Chef du gouvernement, nous assure-t-il – il note en passant qu’il n’a jamais fait de voyage à l’étranger avec Mohammed VI –, mais plutôt le fait qu’El Omari soit le seul président de région à accompagner le roi. “Je ne vous cache pas que nous nous sommes demandé, au sein du parti, s’il fallait communiquer”, lâche-t-il, d’un ton égal. Au final, les cadors du PJD ont préféré fermer les yeux. C’est que seul le roi pourrait leur en expliquer les raisons. Serait-ce un coup de pouce au parti du tracteur, challenger déclaré du PJD ? En tout cas, le Chef du gouvernement, confiant en ses chances, est convaincu que cela ne changera pas la donne électorale.
Vox populi
L’interdiction d’un meeting de Mustapha Khalfi dans la province de Chtouka Aït Baha a fait jaser plus d’un. Certains y ont même vu des pressions exercées via le ministère de l’Intérieur afin de mettre des bâtons dans les roues du parti islamiste. Des coups bas que le Chef du gouvernement encaisse en silence. Pour lui, de telles manœuvres n’auront pas raison de sa popularité. Et de se délecter des récents sondages le donnant favori de l’opinion publique, loin devant son ennemi juré Ilyas El Omari. À croire qu’il dispose d’une ligne directe avec la vox populi. “L’esprit [du mouvement de protestation] du 20-Février, avance alors Benkirane, n’a pas disparu”. La pression de la rue a valu sa révocation au désormais célèbre caïd de Deroua, filmé en petite tenue dans la chambre d’une femme mariée. Et le même esprit a permis la libération du “héros de Jemâat S’haim”, emprisonné pour avoir dénoncé l’état d’une route mal goudronnée. “Si je suis là, c’est aussi grâce au Mouvement du 20-Février”, explique celui qui, en 2011, avait pourtant tourné le dos aux manifestants. Tant que l’esprit du mouvement est présent, fait-il remarquer, les pressions et l’injustice seront dénoncées et combattues.
Vive la crise ?
Quel est le point de similitude entre le gouvernement de l’alternance et celui mené par le parti de la lampe ? Le premier est arrivé au pouvoir en 1998 pour tenter tant bien que mal d’éviter au royaume “la crise cardiaque”. Le deuxième, après avoir subi des pressions en tout genre, remporte enfin les élections en 2011 dans un contexte tout aussi agité, marqué par ce qu’il est convenu d’appeler le Printemps arabe. “L’histoire se répète parfois, mais ce n’est pas tout à fait la même chose”, philosophe Benkirane. En tout cas, si Abderrahmane Youssoufi a été remplacé par un technocrate en 2002, Benkirane n’envisage aucunement un tel scénario. Il est même certain qu’aucun retour en arrière ne soit possible. Merci le 20-Février.
Les conseillers de Sidna
Plus encore qu’avec les gouvernements précédents, la relation entre l’Exécutif et le cabinet royal intrigue et alimente la chronique politique. Depuis 2012, comment le “shadow cabinet” interagit-il avec Abdelilah Benkirane ? “Je ne contacte aucun conseiller du roi sans l’aval de Sa Majesté”, nous confie-t-il. Et vice-versa : un conseiller de Mohammed VI n’intervient auprès de Abdelilah Benkirane que s’il est mandaté. Quid de ses relations avec Fouad Ali El Himma, qu’il n’hésitait pas à critiquer publiquement il y a encore quelques années ? Sans se découvrir, mais tout en pesant ses mots et ses silences, le Chef du gouvernement laisse entendre que ce n’est toujours pas le grand amour.
Quand le sort du PJD tenait à un discours
L’ancien directeur d’Attajdid se dit favorable à une presse critique. L’homme fort du PJD glisse, entre deux gorgées de thé, une petite confidence. Après les attentats terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca, Benkirane apprend que son parti va être dissous. La sentence devait être annoncée lors d’un discours royal, mais le roi revient sur sa décision à la dernière minute. Explication : “Sa Majesté aurait pris connaissance d’un article d’Olivier Roy [spécialiste français de l’islam], où il vantait l’utilité de l’islamisme dans un pays comme le Maroc.” Le discours du 29 mai a bien été prononcé par le roi, mais la dissolution du PJD est évitée.
L’économie, c’est les autres
C’est un secret de polichinelle, l’économie n’est décidément pas le fort du Chef du gouvernement. Il ne s’en cache pas d’ailleurs. Les grands dossiers, il préfère les déléguer. C’est le cas de la Samir, dont il évoque les difficultés avec amertume. “Ce sont les ministres de l’Énergie, de l’Intérieur et des Finances qui s’en chargent”, déclare-t-il, en s’interrogeant : “Comment une telle situation a pu se produire ?” Même topo en ce qui concerne les spéculations autour de Royal Air Maroc. Qatar Airways va-t-elle acquérir, comme l’a annoncé fin avril son PDG Baker Al Baker, 25 à 49 % du capital de la compagnie aérienne nationale ? “Les dernières négociations remontent à 2013, au moment où le Qatari Ooredoo tentait de racheter Maroc Telecom. À l’époque, le dossier était entre Driss Benhima et Aziz Rabbah. Il n’y a rien eu de nouveau depuis”. Voilà qui est clair.
Réformes impopulaires, et alors ?
“Je ne suis pas là pour être populaire”, une phrase qui revient en boucle dans la bouche de Benkirane. La décompensation, la réforme des retraites… autant de réformes lancées au forceps. Fût-ce au prix de sa popularité. A-t-il le sentiment de payer pour ce que ses prédécesseurs n’ont pas su faire ? Pas du tout, clame-t-il, en arguant qu’il a dû lui-même batailler pour les engager. “Ce sont des réformes inévitables que je mène malgré de nombreuses réticences.” Après avoir libéralisé le secteur des hydrocarbures, le Chef du gouvernement est déterminé à sucrer les subventions destinées au gaz, au sucre et à la farine. Mais il compte y aller mollo en 2017, s’il est réélu. L’argent ainsi économisé devrait être distribué sous forme d’aides aux couches défavorisées. Comme c’est déjà le cas pour les aides destinées aux veuves, précise-t-il.
J’y suis, j’y reste
Qu’il vente ou qu’il pleuve, Benkirane s’accroche à son fauteuil. C’est que son adversaire principal, le PAM, ne fait pas le poids, selon lui. Sûr de sa popularité, il fonce comme un bulldozer vers les élections. Et ce ne sont pas les sondages qui l’en dissuaderont. Après celui de Tizi, qui le donne favori (44,9 % de la population sondée voit Benkirane à la tête du prochain gouvernement), le site d’informations Hespress enfonce le clou, la semaine dernière. “Vous avez remarqué que le sondage de Hespress a été supprimé 24 heures après sa publication ?”, glisse-t-il avec le sourire. Décidément, “les démons et les crocodiles” ne sont jamais loin.
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