L&E Cosmétique: un partenariat qui dérange

En signant un partenariat avec une sulfureuse entreprise de marketing direct, Maroc PME et Barid Al Maghrib prennent le risque de légitimer une activité trouble. Même si, depuis quelques mois, L&E Cosmétique essaie de se refaire une virginité.

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Ses immenses bureaux flambant neufs en plein cœur de Casablanca et la foule qui s’y presse témoignent du succès fulgurant de L&E Cosmétique, à peine créée en 2013. D’après la direction, la start-up aux 46 millions de chiffre d’affaires (en 2015) peut compter sur 25 000 à 45 000 Marocains (selon les interlocuteurs) pour vendre à travers le royaume ses produits à base d’huile d’argan et de figue de barbarie. Des chiffres qui ont sans doute séduit Maroc PME et Barid Al Maghrib. L’agence publique de promotion de la PME (ex-ANPME) et Poste Maroc viennent de signer un partenariat avec l’entreprise, qui promet d’inscrire ses adhérents sur le registre d’auto-entrepreneur. Seul point noir à ce tableau idyllique — la société évoque même une « succès story » —, son activité, illégale il y encore quelques mois, joue toujours les acrobates avec la loi marocaine. Et les deux entités publiques ne semblent pas s’en être rendu compte.

Sur le fil du rasoir

Si des milliers de Marocains participent à ce business, c’est que les gains promis sont mirobolants. Aux recettes des ventes directes de produits cosmétiques s’ajoute le « commissionnement », nous explique Ayoub Fathani, directeur général. A chaque fois qu’un membre parraine quelqu’un, il gagne de l’argent. Et quand ses filleuls vendent, il en gagne à nouveau.

Troublant, puisque l’article 53 de la loi sur la protection du consommateur interdit « le fait de proposer à un consommateur de collecter des adhésions […] en lui faisant espérer des gains financiers résultant d’une progression géométrique du nombre de personnes recrutées ou inscrites ». Progression géométrique clairement expliquée par Zakaria Fathani, PDG fondateur de l’entreprise dans ses nombreuses vidéos : « A chaque niveau j’ai un gain. Par exemple, au premier, je reçois 9 dirhams sur chaque abonnement VIP acheté par mes trois premiers adhérents. Au deuxième niveau, j’ai 90 dirhams sur chaque abonnement VIP payé… ». Certaines commissions vont jusqu’à 150 %, d’après ce qui se lit sur le site officiel.

Dans une vidéo, Zakaria Fathani explique le fonctionnement de sa matrice.
Dans une vidéo, Zakaria Fathani explique le fonctionnement de sa matrice.

 

L’activité de L&E Cosmétique est-elle alors illégale ? Subtilité : Auparavant les membres n’étaient pas déclarés et pouvaient donc être qualifiés de simples consommateurs (définis dans la loi comme personnes physiques ou morales qui acquièrent ou utilisent pour la satisfaction de leurs besoins non professionnels des produits), mais il s’agit maintenant de « distributeurs professionnels », nous assure Ayoub Fathani. Et dans sa communication interne visible sur ses nombreuses pages Fabebook, l’entreprise appelle bien depuis quelques semaines les membres à prendre une patente.

Un système pyramidal

L&E Cosmétique assure aussi que son fonctionnement n’est pas pyramidal (illégal) mais de marketing réseau appelé MLM (Multi Level Marketing, légal). Un tel discours ne tient pas la route. Dans un système MLM, aucune bénéfice ne doit être réalisé lors du recrutement. Les commissions dépendent uniquement de la vente des produits ou de l’acquisition de nouveaux clients. Or, dans le cas de L&E Cosmétique, à chaque fois qu’un filleul s’inscrit (en achetant un pack, certes), le parrain est rémunéré. « Gagnez des commissions sur chaque personne que vous parrainez », promet le site de L&E Cosmétique.

Les grands principes du système L&E Cosmétique expliqués sur le site officiel.
Les grands principes du système L&E Cosmétique expliqués sur le site officiel.

 

Les commissions représentent ainsi la principale source de revenus des membres de L&E Cosmétique. Ce dont Maroc PME et Barid Al Maghrib auraient très facilement pu se rendre compte. La lecture du communiqué de presse annonçant le partenariat et un rapide calcul permettent de le prouver. Le document évoque 30 000 représentants. Ensuite, « l’efficacité du réseau de L&E Cosmétique est telle qu’il se vend en moyenne 3000 produits cosmétiques par jour », soit environ 1 095 000 produits par an. Si la moyenne des prix est d’environ 100 dirhams (d’après le catalogue, ils varient entre 30 et 160 dirhams), le montant annuel des ventes de l’entreprise à ses membres s’établit donc à un peu plus de 109 millions de dirhams. Soit 3 650 dirhams par distributeur. Si celui-ci réalise une marge confortable de 50 %, il peut gagner annuellement 5 475 dirhams, soit 456 dirhams par mois. Pourtant, le communiqué vante « l’autonomie financière » dont jouissent ces personnes. C’est donc bien la preuve que la vente réelle ne représente qu’une infime partie du business.

Pourquoi un partenariat ?

Le partenariat annoncé participe donc à assainir la situation juridique de L&E Cosmétique. D’après le communiqué publié par l’entreprise, l’objectif de la collaboration avec Maroc PME est d’ « encourager les distributeurs partenaires à créer leur entreprise ». Ainsi, toujours d’après le communiqué, le partenariat permettra de faire bénéficier les distributeurs de l’entreprise d’un « accompagnement et d’une formation en vue de l’obtention de leur statut d’auto-entrepreneur ».

Interpellée par TelQuel, Maroc PME préfère tempérer. L&E Cosmétique aurait publié le communiqué sans en informer l’agence. « Il n’y a rien de concret, ni financement, ni engagement de notre part », nous explique le chargé de communication. « Nous n’allons rien faire de spécial avec eux. Nous sommes juste à leur disposition pour l’accompagnement de leurs commerciaux, comme avec tous les auto-entrepreneurs », précise-t-on. Par ailleurs, l’agence publique n’avait pas connaissance des présomptions d’arnaque avant de signer ce partenariat. Pourtant, TelQuel avait déjà alerté en septembre 2015 sur l’illégalité des activités de cette entreprise et notre article apparaît dans les premiers résultats d’une simple recherche Google.

Le communiqué évoque également un partenariat avec Barid Al Maghrib. Une collaboration qui fait écho à la première puisque c’est aux guichets de la poste que l’inscription au registre d’auto-entrepreneur se fait. Mais alors, que propose concrètement ce partenariat ? « Barid Al Maghrib facilitera leur processus d’inscription à travers la mise à disposition de la plateforme d’enregistrement en masse. Il s’engage également […] à traiter les demandes d’inscription dès réception », explique le communiqué de presse. Interrogée par TelQuel, Poste Maroc ne réagit pas directement aux accusations d’illégalité et préfère vanter le statut d’auto-entrepreneur.

L&E Cosmétique mise beaucoup sur ce statut. « Nous l’attendions depuis longtemps », nous explique Ayoub Fathani. Il faut dire qu’il a seulement été mis en place en octobre 2015. Avant, les membres n’étaient donc pas déclarés et se résumaient juridiquement à de simples acheteurs. D’après le directeur général de l’entreprise, parmi ces distributeurs, beaucoup de « femmes au foyer mais aussi leurs proches qui se mettent eux aussi à la vente, en complément de revenu ».

En six mois, la métamorphose

En septembre 2015, TelQuel publiait une enquête sur le business de L&E Cosmétique. Cette société avait les caractéristiques d’un montage Ponzi (par essence difficile à prouver), c’est-à-dire d’une activité non seulement fondée sur un système pyramidal, mais avec, en prime, aucun produit réel. Six mois se sont écoulés et l’entreprise a bien changé. Fini l’opacité, place au semblant de transparence. Alors que la direction refusait auparavant de nous recevoir et de nous informer de ses lieux de production, le 29 mars, elle nous a reçus les bras ouverts avant de nous faire visiter ses immenses entrepôts, dans le quartier Lissafa à Casablanca. Une rencontre en présence, entre autres, d’un avocat, Maître Hakim Lahlou. La direction soigne sa communication, en jouant aux questions-réponses avec les salariés (150 au total) des différents services devant nos yeux ou encore en nous envoyant le lendemain un « compte-rendu de rencontre » (qui réduit d’ailleurs le nombre de distributeurs à 25 000, contre 45 000 en entretien et 30 000 dans le communiqué de presse).

Extrait du catalogue.
Extrait du catalogue.

 

Depuis notre premier article, la société a également supprimé des dizaines de vidéos et fermé son site, sur lesquels des termes inappropriés (« investisseurs » par exemple) et des preuves de fraude fiscale apparaissaient. Les messages sont rodés, nos interlocuteurs ont conscience des subtilités de langage qui témoignent ou non de leur illégalité. « L’activité de L&E Cosmétique dépend essentiellement de la vente directe de produits cosmétiques à base d’huile d’argan et de figue de barbarie », nous affirme-t-on aujourd’hui, alors qu’il y a encore quelques mois, l’entreprise expliquait bien dans ses vidéos que les ventes ne constituent qu’une petite partie de son chiffre d’affaires. L’entreprise, qui s’est professionnalisée, a désormais pignon sur rue. Il est courant d’apercevoir ses camionnettes et affiches dans Casablanca. Et dans quelques jours, la société compte livrer ses produits en Tunisie, où des centaines de personnes ont déjà été séduites.

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