Nous sommes à l’orée des années 1960. Les Algériens qui combattent pour leur indépendance depuis plusieurs années sont bien en mal de se fournir en armes. Les trafiquants sont assassinés, les bateaux yougoslaves qui transportent du matériel sont arraisonnés par les français.
« Pablo », Michel Raptis, de son vrai nom, Grec né en Égypte, une figure du mouvement trotskiste, décide de passer de la solidarité symbolique à la vitesse supérieure dans le soutien au FLN (Front de libération nationale, parti politique algérien qui a milité et obtenu l’indépendance de l’Algérie).
À ses yeux, l’anticolonialisme est le coeur battant de la révolution mondiale. Il propose donc au FLN la création d’une usine de fabrication d’armes. Les Algériens acceptent l’idée et font acquisition d’une propriété vers Temara, au Maroc, encadrée par des orangers. Une fabrique de confiture de l’extérieur, une usine pour la guerre en réalité.
Ainsi débute l’incroyable histoire d’une usine de fabrications d’armes, cachée de tous au Maroc. Cette usine tourne en grande partie grâce à Dimitris Livieratos, trotskiste grec qui narre son histoire dans L’usine invisible de la révolution algérienne, édité à Athènes.
Des Algériens, un jamaïcain et plus encore…
En 1959, peu après l’arrivée de Livieratos au Maroc, des tours, des fraiseuses sont acheminées de l’étranger et un ingénieur trouve un moyen habile de détourner de l’électricité, pour éviter d’évéiller les soupçons sur une consommation importante. La production commence, grâce à « cinq unités dispersées qui totalisent un effectif de 300 hommes, ouvriers et gardes » résume l’historien Sylvain Pattieu dans Les Camarades des Frères, Trotskistes et libertaires dans la guerre d’Algérie, publié à Paris.
Officient, en sus des Algériens, un Hollandais, quelques trotskistes argentins, des Allemands sans étiquette politique, des Anglais qui pensent pourtant que les révolutions dans les pays colonisés sont une perte de temps, ou encore un militant trotskiste jamaïcain partisan… Un véritable melting-pot. Mieux, Pablo, l’initiateur de l’usine, insiste auprès du FLN et parvient à faire accepter la présence d’un ouvrier français. À l’usine, durant plusieurs années, on fabrique des mortiers, des grenades, mais surtout la fameuse mitraillette française MAT 49, dont certains soldats de l’Armée de libération nationale (ALN, branche militaire du FLN) passés par l’armée française ont appris à se servir.
Les militants-ouvriers vivent dans la peur des espions français mais surtout de la Main Rouge, organisation secrète qui fait des dégâts dans les rangs des indépendantistes nord-africains. Le groupe a par le passé été obligé de fermer une première petite usine sise à Bouznika dans la hâte, suite à une trahison au sein du FLN. Difficile d’en savoir plus sur l’attitude des autorités marocaines. Un préfacier du livre de Livieratos parle de « tolérance du gouvernement officiel« . Mais les soupçons subsistent, et un jeune ouvrier français ne parvient à rejoindre qu’après avoir semé la police marocaine à sa sortie d’un interrogatoire serré.
Du haschich, une prison, la politique…
Les ouvriers dorment parfois sous une bâche, et les sorties se résument à des départs groupés à la plage, une ou deux fois par mois. La cohabitation n’est pas toujours aisée. « L’Espagnol », un ingénieur, révolutionnaire condamné à mort dans son pays, fatigue tout un chacun par ses dissertations sur la révolution et ses remarques désobligeantes sur le caractère supposé des Algériens. Les Anglais, eux, semblent déprimés et refusent de se plier à la discipline de l’organisation. Les coups de gueule ne sont pas rares.
De nombreux « ouvriers-soldats » comme les appellent Livieratos, ont du mal avec la tâche exigée. Livieratos est admiratif de ces « paysans au caractère révolutionnaire, polis, réservés, honnêtes (…) La couche la plus vertueuse de la population algérienne (…) illettrés, ils portaient en eux une véritable noblesse« . Mais ces hommes, souvent des combattants envoyés en repos ou en convalescence à l’usine semblent réfractaires. « Prêts à mourir sur le champs pour la cause, il leur était difficile de s’adapter à la routine de l’usine (…) Ils vivaient mal la réclusion et demandaient à regagner leurs montagnes, le mouvement, la bataille » continue le Grec. Les chefs s’arrachent les cheveux du fait de la paresse d’un certain nombre d’ouvriers qui passent leur temps à fumer du haschich.
Abdelkader, un chef Algérien décide même un jour d’ouvrir une sorte de prison pour les travailleurs les plus paresseux. Résultat, plusieurs flemmardent dans le seul but de rejoindre la petite cellule, au final pas si désagréable que ça et dans laquelle ils finissent par s’entasser par dizaines pour taper le carton… La vie, en générale, est dure. Livieratos la résume ainsi : tous vivent « dans l’ombre (…) sans jamais goûter à la grande joie que peuvent connaître les combattants d’une armée« . Tous, ils » renoncent des années durant à leur liberté pour la cause » et « se brisent les bras, les pieds, les reins et l’estomac à travailler jour et nuit« .
Fumer à côté de la dynamite
Néanmoins, ça et là, la vie s’anime. Les militants au long cours débattent, à l’instar d’Ibrahim, Algérien, passé par le Parti communiste français, passionné par l’expérience de la Chine maoïste et qui se met un point d’honneur à appeler ses proches « camarades » et non « frères« . Un caractère aux antipodes de Mourad, partisan d’une dictature pure et simple en Algérie, ouvrier qui avait commencé à fabriquer des grenades à main dans son salon de Casablanca après avoir obtenu – à grand renfort d’alcool et de discours sur la solidarité arabe – un modèle véritable auprès d’un kiosquier syrien.
Parmi les discussion qui animent les chefs et les cadres politiques : faut-il organiser la vie de l’usine sur un mode « collectiviste« , inspiré des théories communistes, ou opter pour une gestion classique et autoritaire pour plus d’efficacité ? Les jeunes Algériens qui ont travaillé dans des usines françaises, « synthèse d’une enfance kabyle et d’une prime adolescence parisienne » selon Livieratos, épatent la galerie avec leurs anecdotes de soirées animées à Barbès, quartier immigré parisien. Ils s’amusent des paysans Algériens qui n’ont jamais vécu en Europe et continuent à pratiquer leur prière et énervent les vieux combattants de la première heure avec leur légèreté.
L’équipe évite de peu quelques drames. Sur un ton laconique, Livieratos raconte qu’un jour, de la poussière de dynamite ayant glissé dans un cendrier, un fumeur provoqua une petite explosion – personne ne s’interdisant de fumer dans un atelier envahi par les explosifs – ou encore que Mourad blessa un curieux en voulant lui montrer le fonctionnement d’un système de détonation à grands coups de marteau.
Une visite du ministre
On pourrait croire que l’aventure n’ait revêtu qu’un aspect symbolique, permettant à la solidarité internationale de s’exprimer et au FLN de prouver ses capacités. Mais en vérité, et malgré la piètre qualité des armes façonnées selon Pattieu, l’usine tourne à plein régime. Pablo vient y prononcer un discours enthousiasmé à l’occasion de la production de la 5000e mitraillette et Abdelhafid Boussouf, ministre de l’armement du Gouvernement provisoire de la République algérienne la visite aussi.
En 1962, l’Algérie gagne son indépendance. Les machines de l’usine sont démontées, emportées en pièces détachées vers Oujda par camion, ou vers le port de Casablanca, pour ensuite rentrer dans l’Algérie enfin libérée. Se tourne une page méconnue de notre histoire, rocambolesque car politique et humaine
Crédit photos : Camarades des Frères, aux éditions Syllepses.
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