Portrait-Enquête: Le mystérieux Ilyas El Omari

Ilyas El Omary s'est bâti une légende dans les arcanes politiques. Craint et courtisé à la fois, le Rifain intrigue par son habilité à être omniprésent.

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Crédit: Yassine Toumi
Crédit: Yassine Toumi

Ilyas El Omary est un personnage qui fascine et divise. Pour certains, il est l’incarnation du « mal absolu », le symbole d’une politique machiavélique et sournoise qui menace à long terme la stabilité du pays. Pour d’autres, c’est « un homme de conviction, un des rares politiques qui dispose d’une vision claire pour contrecarrer la déferlante islamiste », selon l’un de ses camarades politiques. Pendant la campagne électorale de 2011, il est l’ennemi désigné d’Abdelilah Benkirane, et quand ce dernier parle de « démons et de crocodiles », il fait principalement référence à Ilyas El Omary. Et pourtant, ce personnage si craint et si redouté, à qui on prête une puissance sans limites, ne bénéficie d’aucun mandat électif, ni fonction officielle. Il est depuis le 24 janvier 2016 secrétaire général du PAM ( Parti authenticité et modernité) et fondateur d’une poignée d’associations régionales du Rif, patron d’un groupe de presse et président de la région Tanger-Tétouan- Al Hoceima.

Né un jour de défaite

C’est à Imnoud, un douar de la commune rifaine de Nekkor près d’Al Hoceïma, qu’El Omary a vu le jour, le 1er janvier 1967. « Je fais partie de la génération de la défaite », ironise-t-il, associant son année de naissance à celle de la Guerre des Six jours et la débâcle des armées arabes devant Israël. Son père, Mohamed El Omary, a fait des études de théologie à Tétouan puis à l’université Al Qaraouiyine. Il devient fqih dans une mosquée de son petit village. La famille nombreuse, composée de 13 enfants, cultive ses lopins de terre pour vivre décemment. Ilyas fréquente l’école, et comme beaucoup d’enfants de sa région, il doit faire coexister deux langues : l’arabe, langue de l’enseignement, et le rifain qu’il parle en dehors de l’école. Un jour, son instituteur demande aux élèves le nom de l’animal qu’il a dessiné sur le tableau, et qui représentait une vache.  Ilyas répond en amazigh que c’est une « tafounast ». Le professeur considère la réponse comme une blague ou de l’insolence et châtie le jeune garçon. Il le blesse à la tête.

Des souvenirs de cette époque sont nombreux dans la mémoire d’Ilyas El Omary. Ce qui l’a le plus marqué reste cette « boîte magique » appelée téléviseur. Dans tout le douar, il n’y en avait qu’un, installé dans un commerce du souk hebdomadaire. « Pour pouvoir regarder Tarzan à la télé, les gendarmes nous obligeaient à nettoyer tout le souk », se souvient El Omary pour qui le monde se limitait à son douar.

A gauche toute

À la fin de ses études primaires, Ilyas El Omary déménage à Imzouren, village à un jet de pierre d’Al Hoceïma. Il est interne dans un établissement scolaire, mais finit par être renvoyé pour avoir critiqué la qualité du café servi au petit-déjeuner. À l’en croire, c’est lors de cet incident qu’il se forge un embryon de conscience politique. La rencontre avec les militants de gauche fera le reste. El Omary se souvient de l’influence de ses enseignants, affiliés à des partis ou des mouvements de gauche. Adolescent, il assiste à leurs longs débats politiques et dévore les livres qu’on lui conseille. Pour parfaire ses connaissances, il fréquente les locaux de l’Association de la renaissance culturelle à Al Hoceïma. Elle est animée par des figures de gauche comme Abdelali Maâlmi, professeur de mathématiques et ancien détenu politique. Mais c’est surtout lors de son passage à Imzouren qu’il comprend que « le Marocain ne valait pas grand-chose », comme il aimait le répéter à son entourage. Il renforce cette certitude quand éclatent les événements de 1984 dans le Rif, où les souvenirs des bombardements de 1958 sont encore présents dans les esprits.

 Au cœur d’un Rif bouillonnant

Nous sommes début janvier 1984. Quelques jours plus tôt, la police donne l’assaut contre la cité universitaire d’Oujda où logent des étudiants originaires du Rif. Parmi eux, Hakim Benchemmas, son camarade actuel au PAM, et le journaliste Abdessamad Benchrif. Avec des étudiants très politisés, tout ce qui se déroule dans les universités trouve un écho dans les collèges et les lycées. Les établissements scolaires du Rif, peuplés de petits « aoubach », ou vermine (comme les qualifiera Hassan II dans un discours violent en 1984), sont en grève. Craignant les éventuelles remontrances de son père, au cas où il prendrait part aux manifestations, Ilyas El Omary choisit de rentrer chez lui à Imnoud. À sa grande surprise, le paternel le sermonne pour avoir déserté les manifestations. Il lui signifie même qu’il ne veut pas d’un fils « lâche ».

Si Al Hoceïma vit alors un grand bouillonnement, c’est à Imzouren que les choses dérapent. Une centaine de jeunes déchaînés y occupent le bureau du khalifa (adjoint du caïd). Les autorités ordonnent alors de tirer sur la foule. Dans la pagaille, les jeunes manifestants récupèrent un pistolet abandonné par un agent d’autorité en panique et commencent à tirer. « On était une armée de pacotille », se souvient Ilyas El Omary. Les manifestants, dont il fait partie, ont-ils brûlé le drapeau national comme on le raconte? El Omary nie catégoriquement. C’est pourtant l’un des motifs qui aggravent les peines des étudiants et militants de gauche arrêtés. Ilyas est renvoyé de son lycée : « On m’a remis un certificat qui ressemblait à un véritable casier judiciaire. Les directeurs des autres lycées refusaient de m’inscrire dans leurs établissements ». Recherché par la police, il quitte le Rif et s’évapore dans la nature. Un ancien détenu politique raconte : « Je ne sais pas comment il faisait pour échapper à la police de Hassan II, mais il m’est arrivé de le croiser à Al Hoceïma même après ma sortie de prison en 1985 ». C’est qu’Ilyas El Omary a entrepris un long périple à travers le pays et vit désormais dans la clandestinité.

Les années cavale

Le jeune homme vagabonde sous de fausses identités. Il ne passe jamais plus de deux mois au même endroit. À Tanger, il dort sur des bancs publics dans le quatier Houmat N’Sara. Le jour où on lui vole ses chaussures qui lui servent d’oreiller, il fait de même, en volant des chaussures dans une mosquée. Fauché, il rejoint Fès à pied. Dans la capitale spirituelle, il loge à la cité universitaire Dhar El Mehraz où il se sent plus en sécurité. Cette dernière est une citadelle rouge. Les étudiants d’extrême gauche (les Qaïdiyine) règnent en maîtres absolus. Après quelques mois, il apprend sa condamnation par contumace à cinq ans de prison ferme. Bizarrement, il décide de se réfugier à Rabat où il travaille comme portefaix au marché de gros. Malgré la clandestinité, il garde un lien avec ses camarades de gauche et les milieux estudiantins. « C’était une époque extraordinaire. Malgré sa situation précaire, Ilyas n’a jamais refusé son aide à qui que ce soit. Quand il avait de l’argent sur lui, il faisait le tour des cités pour voir qui de ses amis avait besoin de quelque chose », se souvient une vieille connaissance d’El Omary. Il participe aux « halaqiya » (débat public à l’université) et prend part aux joutes oratoires contre les étudiants islamistes de la cité universitaire. L’animosité et la rivalité d’aujourd’hui avec le mouvement islamiste remontent à cette période, où la violence n’était pas que verbale, mais  physique aussi.

Du côté du pouvoir, le rapport transmis par un indicateur s’interroge sur « un étrange fellah » qui se mêle aux étudiants. Mais il ne sera pas inquiété pour autant. Pourquoi il n’est pas identifié et arrêté comme tous les autres opposants, cela reste un point d’interrogation.

Et puis, en 1989, c’est la délivrance. Il apprend en lisant la presse qu’il compte parmi les condamnés politiques graciés par Hassan II. Une nouvelle vie commence.

Dans la cour des grands

Enfin libre, Ilyas El Omary sort de la clandestinité et continue à fréquenter le quartier populaire de Rja Fillah à Rabat. Il reste au contact des étudiants de gauche et des prolétaires. Fin des années 1980, il se marie avec une militante de gauche et diplômée de l’INSEA (Institut national des statistiques et de l’économie appliquée). Il faut alors qu’il trouve un travail stable, qu’il décroche dans une maison d’éditions, avec Omar Zaïdi, autre figure de la gauche radicale. En 1992, il se lance dans le commerce de papier, et trois ans plus tard, il fonde sa propre maison d’éditions en compagnie de Aziz Loudyi. Mais le projet se solde par un échec : les deux associés n’éditent que deux livres puis ferment boutique. Comme il doit rester actif, l’homme trouve un nouveau cheval de bataille politique et historique : l’usage de gaz toxique par l’armée espagnole pendant la guerre du Rif. El Omary mobilise autour de ce sujet et crée un ancrage local en sillonnant la région. Il est également très actif au sein du mouvement culturel amazigh, où il fréquente Mohamed Chafik, ancien directeur du collège royal et chantre de l’identité amazighe.

Mais la rencontre décisive a lieu en 1999. Lors d’un dîner amical, en présence de Ali Bouzerda, correspondant à l’époque de Reuters, et de l’écrivain et ambassadeur Abdelkader Chaoui, il fait la connaissance du puissant ami du roi, fraîchement nommé secrétaire d’État à l’Intérieur, Fouad Ali El Himma. Ils se retrouveront deux mois plus tard, chez Ilyas El Omary, en compagnie d’un ami commun, Ahmed Lahlimi Alami (aujourd’hui Haut commissaire au plan). Les deux hommes s’apprécient et se fréquentent. En 2001, El Omary, l’enfant d’Imnoud, est nommé membre de l’IRCAM (Institut royal de la culture amazighe), dirigé par Mohamed Chafik. C’est cette année-là qu’il rencontre pour la première fois Mohammed VI. Une rencontre entachée par un incident : reçus au palais royal, les membres de l’IRCAM s’abstiennent de faire le baisemain au roi. Le protocole royal est mis à mal. Cela n’empêchera pas la nomination d’Ilyas El Omary à de nouvelles fonctions consultatives. En 2004, il figure parmi la liste des sages de la HACA, chargée de réguler et de contrôler le paysage audiovisuel marocain. L’ancien fugitif soupçonné d’avoir brûlé le drapeau national devient un notable, un membre de la nomenclature du pays qui abuse de privilèges. Un ancien membre de la HACA se rappelle comment un coup de fil d’El Omary a transformé un simple déplacement de visiteurs étrangers à Fès, venus assister à un séminaire sur l’audiovisuel en Méditerranée, en voyage quasi officiel : ouverture du salon d’honneur à l’aéroport de Fès, escorte par les policiers et illumination et ornement de quelques artères de la ville. « Il a appuyé sur un bouton et tout a changé », commente ce témoin.

Le médiateur

Côtoyer le premier cercle du roi n’empêche pas Ilyas El Omary de rester attentif aux doléances des habitants de sa région. Dans cette partie du royaume qui rumine encore les blessures du passé, il sait profiter de son ancrage rifain.

En 2004, Al Hoceïma et ses environs sont secouées par un violent séisme. Le bilan des victimes est très élevé, plus de 600 morts. Sur place, la population critique le retard des secours et la distribution des aides apportées à la région sinistrée. Mohammed VI ne tarde pas à s’installer à Al Hoceïma dans un bivouac, entouré de ses conseillers. Ilyas El Omary, lui, est sur le terrain, il sillonne la région, le téléphone collé à l’oreille. L’Association Rif pour le développement et la solidarité (ARID) est présente elle aussi. « Son rôle a été déterminant à maintes reprises dans cette région dont la population est très sensible à toute initiative du Makhzen », se souvient un ami d’El Omary. Les habitants de la région le sollicitent pour tout : une route qui tarde à être retapée, une démarche administrative qui coince, une inscription à l’université, voire des problèmes de couverture réseau de la téléphonie mobile. « Alors qu’il était en visite dans un patelin du Rif, il constate qu’il n’y a pas de réseau. Il passe un coup de fil, et quelques jours plus tard une antenne-relais y est installée », témoigne notre source. La création du PAM brouille davantage les pistes autour de cet homme et lui donne une nouvelle dimension. La proximité avec Fouad Ali El Himma est actée et s’inscrit dans un projet qui vise à redessiner le paysage politique marocain.

Le PAM, c’est lui

Membre fondateur du MTD (Mouvement pour tous les démocrates), Ilyas El Omary aime répéter qu’il n’a pas pris part à la formation du PAM et qu’il était dans une sorte de retraite à l’égard de cet événement. Pourtant, au sein du PAM, il fait figure de « faiseur de rois ». Elu en 2012 en tant que secrétaire général adjoint, il est derrière la proposition de porter Mustapha Bakkoury à la tête de la formation. « Il a trouvé la solution pour préserver l’unité du parti », commente un cadre du PAM. À l’époque, avec la candidature de Hakim Benchemmas, il souhaite surtout éviter de donner l’impression que les Rifains ou les anciens gauchistes ont mis la main sur le parti du tracteur. La « piste Bakkoury » arrange tout le monde. Mais El Omary occupe aussi le sensible poste de président de la commission des élections. L’instance qui décide du choix des candidats et dessine les stratégies électorales. Sa touche sera sûrement visible à l’approche des élections de septembre 2015.

Au sein du PAM, El Omary est adulé et courtisé à la fois. L’écrasante majorité des élus et leaders auxquels nous avons posé des questions sur lui évitent de répondre, favorablement ou pas. Ses adversaires, et notamment au sein du PJD, eux, ne sont pas avares de critiques et d’accusations à son égard. Ainsi, lorsque les émeutes de Gdim Izik, près de Laâyoune, ont éclaté en novembre 2010, faisant 13 morts et des centaines de blessés, Ilyas El Omary est pointé du doigt par ses rivaux politiques. Abdelilah Benkirane s’enflamme et accuse l’homme fort du PAM et son parti d’avoir mis le feu aux poudres dans la région et provoqué les événements qui ont mené au drame. « J’étais à Laâyoune où j’ai séjourné 12 jours. Ce jour-là, et par pur hasard, j’étais chez Dimaoui, un militant connu de la ville et ancien fondateur du Polisario », se défend l’homme fort du PAM, dont le nom est évoqué au procès des accusés de Gdim Izik, qui présentaient Ilyas El Omary comme « un négociateur » de l’Etat. Le concerné rejette toute responsabilité dans ces événements. « J’étais prêt à aller devant le tribunal pour répondre à toutes les questions », commente-t-il. Mais il n’a jamais été convoqué.

A cause de plusieurs pages blanches dans son parcours politique, les rumeurs et les récits contradictoires continueront à alimenter « la légende » de cet homme insaisissable, aujourd’hui omniprésent sur l’échiquier politique.

Note: Cet article, mis à jour depuis l’élection d’Ilyass El Omari SG du PAM,  a été publié dans le n° 678 de TelQuel en juillet 2015.

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