Sami Bouajila : « Quand j’interprétais Omar Raddad, je pensais à mon père »

Pour beaucoup, c’est Omar Raddad au cinéma. C’est en tout cas un acteur engagé, de nombreuses fois primé, qui répond à nos questions. Rencontre avec Sami Bouajila.

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Depuis 1990, Sami Bouajila joue en moyenne dans deux films par an. Souvent des films qui prennent position, en lien avec son identité franco-tunisienne. Cette image quasi politique, Sami Bouajila souhaite aujourd’hui s’en détacher pour être considéré pour ce qu’il fait de mieux : jouer. César en 2008 du meilleur second rôle masculin dans Les Témoins d’André Téchiné, Prix d’interprétation masculine à Cannes en 2006 avec Jamel Debbouze, Samy Naceri, Roschdy Zem et Bernard Blancan dans Indigènes, il a aussi été nommé pour le César du meilleur acteur pour Omar m’a tuer en 2012.

Dans les jardins de La Mamounia, en marge du 15e Festival international du film de Marrakech dont il est membre du jury, Sami Bouajila grille une cigarette en vitesse avant de prendre le temps de répondre à nos questions. Jeans-baskets, tutoiement immédiat, rencontre.

Telquel.ma : En tant que membre du jury du Festival international du film de Marrakech, avec quel regard jugez-vous les films en compétitions ?

Sami Bouajila : Je n’arrête pas de me poser cette question. J’essaye dans un premier temps d’avoir une vision globale sur ces films. Pour le moment, j’ai des impressions, mais je ne me positionne pas. Tout rentre en compte, le fond, la forme, l’interprétation, ce qui se dit, ce que ça veut dire, ce que ça véhicule… Et puis c’est en débattant avec les autres membres du jury que je verrais quelle position je prends. Ce n’est pas évident en tout cas, mais je joue le jeu.

Vous avez plusieurs fois exprimé le souhait de vous détacher de rôles stigmatisants pour avoir une démarche plus artistique. Est-ce que…

Je te coupe. Ce n’est pas tant me détacher de certains rôles qui m’importe. C’est surtout de me détacher de mon parcours qui m’a fait interpréter des rôles que l’on peut trouver stigmatisants. Ce sont des rôles qui se sont présentés à moi de fait au départ et qui font évidemment partie de mon parcours, mais je ne veux plus coller à l’image et aux préjugés qu’une partie de la société m’a collés. Ou plutôt, si je dois m’attacher à cette image-là, c’est en temps qu’artiste et acteur. Ce qui m’interpelle désormais, c’est un projet, un metteur en scène ou un rôle. Il m’appartient à moi de me détacher de ce parcours.

En vous détachant aussi des prises de position des films que vous avez interprétés ?

Des films comme Indigènes, Omar m’a tuer ou La faute à Voltaire, prennent effectivement position. Mais je n’ai pas, moi, à revendiquer cette position. Je m’engage dans ces films, donc j’ai nécessairement une prise de position, mais il m’importe de défendre artistiquement le personnage en me libérant de cette prise de position. Quand j’interprète Omar (Raddad, ndlr), je ne veux pas interpréter un phénomène de société, même s’il en était un. Il m’importe de mettre Omar en chair et en os, selon la vision que j’en ai et qui peut rejoindre une certaine vision politique ou pas. Mais je veux avant tout donner corps à cette personne.

Vous parlez beaucoup d’Omar m’a tuer, est-ce que c’est un film qui vous a particulièrement marqué ?

Je ne lis pas énormément de scénarios, mais parmi ceux qui me sont proposés, certains sont très cohérents dans mon chemin. Omar m’a tuer en fait partie, ni plus ni moins qu’un autre. J’ai pris un pied énorme dans Omar m’a tuer, mais je ne l’ai jamais vu. Je l’ai fait de l’intérieur, car j’ai une complicité de longue date avec Roschy (Zem, ndlr), la production était la même qu’Indigènes et Hors-la-loi. C’est quasiment une famille dont je fais partie et avec laquelle j’ai évidemment envie de faire des choses. C’est même une nécessité.

Comment est-ce que vous avez préparé le rôle de Omar Raddad ?

Je connaissais évidemment l’histoire d’Omar. Quand l’affaire est arrivée, j’étais jeune et je vivais cette injustice, je m’identifiais à lui. Mais pour jouer ce rôle, j’ai au contraire essayé de m’éloigner de ça parce que sinon j’aurais été victime de ce phénomène. Je me suis surtout intéressé à la personnalité d’Omar, sa timidité, ses atouts, ce qui au contraire le desservait, son manque de communication. Je ne l’ai rencontré que deux fois pour ça. Son parcours m’a touché. J’ai aimé ce mec. Imaginez un jardinier, qui vient d’ici, du Maroc, qui ne parle même pas arabe, seulement berbère, qui suit son père… Le rapport au père m’a interpelé aussi parce j’ai pensé à mon propre père, à son voyage vers l’Europe. C’était le cas aussi quand je jouais dans Indigènes. C’est la parole de mon père, fantasmée bien sûr, à laquelle je pensais. Quand je prépare un rôle, il y a trois choses en fait : ce qui existe vraiment, un phénomène, ensuite il y a le scénario, ce que l’auteur me demande, et après, enfin, je laisse libre cours à mon fantasme et à la manière dont moi je veux l’incarner. Pour Omar, il fallait aussi avoir une silhouette. J’ai perdu énormément de poids, on a travaillé le brushing pour être plus longiligne. C’est comme un puzzle ou un tableau, petit à petit on met une pièce, une touche.

Est-ce qu’avec un César et un prix d’interprétation à Cannes, on est plus confiant lorsqu’on arrive sur un plateau ?

Je suis sûr que si on posait cette question à Bill Murray, il répondrait avec des blagues, mais il vous parlerait aussi de ce vertige, de cette peur, que l’on peut avoir. Mais c’est aussi notre moteur. Il y a quelque chose sur lequel je me repose de plus en plus, c’est l’envie. Elle se transforme en confiance. Avec l’expérience, il y a aussi une gymnastique qui se met en place, comme pour un sportif ou un musicien. Avec le travail, les répétitions, on finit par acquérir une technique qui nous permet de nous détacher et de prendre du plaisir.

Comment vivez-vous en France, en ce moment, en tant qu’artiste, musulman, issu de l’immigration  ?

Pour moi, ça ne date pas d’aujourd’hui. Lors de mon premier film en 1990, la question se posait déjà, même si la parole s’est libérée depuis. Je ne suis pas un porte-drapeau de la communauté maghrébine et je ne tiens pas à l’être. Je suis, au même titre que tout le monde, en colère, interloqué, démuni. Au delà de mon engagement dans des films, je ne cherche pas à apporter une parole politique. Quand j’étais môme, dans les années 1980, les barbus étaient déjà dans les caves, dans les foyers, et ils récupéraient ceux qui étaient largués, les exclus. C’était il y a 20 ans. Les jeunes de mon âge ont grandi, aujourd’hui ils s’appellent Zebda, IAM, ils ont réussi à s’en libérer avec leur art. En toute modestie, je voudrais faire la même chose avec mon métier.

De nombreux acteurs de votre génération sont passés derrière la caméra. Vous n’avez pas envie de réaliser ?

Si, ça fait très longtemps que j’ai envie de réaliser. Pour tout te dire, je travaille sur quelque chose, j’ai une idée, donc je vais finir par le faire.

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