Il faut compter plusieurs heures de route au cœur des montagnes imposantes du Haut Atlas pour enfin accéder à la commune de Aït Abbas où une dizaine de douars sont éparpillés à plus de 2 500 mètres d’altitude.
Le paysage est pittoresque, mais les signes de désolation sautent aux yeux. Si l’ancienne piste construite dans les années 1980 a depuis été goudronnée, l’essentiel des habitations restent pourtant très difficile d’accès, aux hasards des rivières dont le flux capricieux dépend de la pluie et de la fonte des neiges et qui menacent d’isoler les douars à chaque nouvelle intempérie. Une situation géographique annonçant une longue série de marqueurs d’exclusion qui frappent cette population berbère d’un peu plus de 10 000 habitants.
À Aït Abbas, les conditions de vie sont rudes: pas d’eau potable, pas de dispensaires et une sous-alimentation chronique. À l’écart de la modernité, la bourgade semble comme figée dans le temps, oubliée par les autorités. Phénomène encore plus frappant, ici vivent des hommes, des femmes et des enfants qui ne possèdent aucune existence juridique, condamnés à leur naissance à ne pas être des citoyens marocains à part entière.
Sans-papiers: une situation aux conséquences désastreuses
« Ici, nous avons plusieurs cas de personnes qui ne possèdent pas de carte nationale ou d’extrait d’acte de naissance », atteste Mohamed Kharbich, originaire du douar de Klabou. Cet agriculteur est également à la tête de l’Association Ait Hizm Igmir, une association locale de développement. Depuis plusieurs années, Mohamed reçoit les doléances de nombreux habitants « sans-papiers » de la commune d’Ait Abbas et se charge lui-même de préparer leur dossier de régularisation.
Mohamed Ait Ohmad est l’un d’entre eux, cet agriculteur d’une soixantaine d’année se sent aujourd’hui laissé pour compte sur son propre territoire. « Quand on a voulu demander notre État civil et la carte nationale à l’administration, on nous a demandé de ramener l’État civil de mon père, sauf que mon père n’en a jamais eu », témoigne Mohamed. Ses parents, aujourd’hui décédés, n’ont en effet jamais régularisé leur situation de leur vivant. « On m’a dit que je n’étais pas inscrit dans le registre de la commune, je n’ai rien pu faire et aujourd’hui je reste sans aucun papier», ajoute-t-il. Une situation aux conséquences désastreuses sur sa vie de tous les jours. À titre d’exemple, Mohamed ne peut pas voyager librement, ni consulter de médecins, se soigner à l’hôpital ou encore recevoir du courrier. « Si je veux demander un crédit je n’ai pas de carte d’identité à présenter, si je veux souscrire à la Ramed, je ne peux pas non plus, je ne peux absolument rien faire », se désole-t-il.
L’agriculteur est loin d’être le seul dans ce cas dans la région, pourtant tous témoignent d’une volonté de devenir des citoyens à part entière. Une volonté qui se heurte à un véritable casse-tête juridique et administratif. « Quand je suis parti au tribunal d’Azilal pour avoir mes papiers, on m’a demandé de présenter l’un de mes parents, sauf que ma mère est très agée et ne peut pas faire le déplacement jusqu’à Azilal, mon père lui est décédé il y a plusieurs années », souligne Rachid.
La persistance du mariage par la Fatiha
A l’origine même de cet imbroglio: le mariage par la Fatiha. À Aït Abbas comme dans d’autres communes de la région, la persistance du mariage coutumier est une réalité aux conséquences graves. Une situation que connaît parfaitement Hicham Houdaifa puisqu’il a enquêté dès 2007 sur le mariage coutumier dans la région d’Ait Abbas. Dans son ouvrage intitulé « Dos de Femme, dos de mulet, les oubliés du Maroc profond » publié aux éditions En toutes lettres, le journaliste évoque notamment « une atteinte flagrante aux droits des femmes, des hommes et des enfants. Ces milliers de familles des douars des Haut et Moyen Atlas qui ne disposent pas d’acte de mariage ne sont pas des citoyens à part entière« . En effet, aux yeux de l’Etat, ces mariages arrangés n’ont aucune valeur juridique puisqu’aucun document étatique officiel ne les encadre. « Les gens se rassemblent avec 4 ou 5 fqihs, ils organisent le mariage et c’est déjà fini sans acte de mariage sans rien, c’est avec cette tradition que nous avons grandit », explique pour sa part Mohamed Ait Ohmad.
L’une des premières conséquences de ces mariages par la Fatiha touche directement les enfants nés de ces unions. Sans aucun statut, ils sont considérés comme illégitimes. Conséquence : leur droit à la scolarisation et à l’éducation est bafoué. Si l’administration de l’école du douar Klabou se montre plus compréhensive en autorisant les enfants à poursuivre leurs études primaires, en revanche « pour passer au collège, ils ont besoin d’un extrait d’acte de naissance, s’ils ne l’ont pas, il ne peuvent pas poursuivre leurs études », souligne Mohamed Kharbich qui ajoute que dans ce cas, les enfants attendent l’arrivée hypothétique d’une caravane pour lutter contre l’abandon scolaire dans leur région avec l’espoir de regagner un jour les bancs de l’école. En attendant, l’école demeure pour eux interdite.
« Nous les premiers nous avons commis des erreurs mais nos enfants tentent de se débrouiller, ils essayent d’avoir leurs propres papiers, nous on était pas conscient de l’importance d’avoir une carte nationale et un État civil », confie Mohamed Ait Ohmad qui fait face comme tant d’autres aujourd’hui aux impasses administratives et au manque d’implication des autorités locales.
Si l’effet des campagnes de sensibilisation notamment menées par la Fondation Ytto dans la région se fait nettement sentir, le facteur économique joue cependant toujours un rôle prédominant dans la lenteur du processus de régularisation. « C’est la pauvreté qui fait que cette région est isolée, oubliée », conclue amèrement Mohamed Kharbich.
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