Le juge du Tribunal administratif de Rabat doit auditionner « un invité de marque », le 2 juin. Aziz Rabbah, ministre de l’Équipement et du Transport, est accusé « d’abus de pouvoir » par le groupement Logisoft-Redflex. Le ministre pjdiste a annulé, le 6 février 2015, le marché des radars remporté par le tandem maroco-australien quatre mois auparavant. Durant l’audience du 19 mai, Rabbah ne présente pas son argumentaire et demande pour la deuxième fois (la première audience a eu lieu le 5 mai 2015) un délai supplémentaire pour préparer sa défense.
L’article 45 entre en jeu
Il faut remonter au 15 novembre 2014 pour connaître la genèse de cette histoire. Ce jour-là, les résultats de l’adjudication du marché des radars sont annoncés : les adjudicataires sont les sociétés Logisoft et Redflex. Celles-ci remportent un marché estimé à près de 82,5 millions de dirhams pour l’installation et la mise en service de radars. S’y ajoutent 7,3 millions de dirhams par an pour la maintenance. C’est plus que le chiffre d’affaires annuel de Logisoft pour l’année 2013 (83,5 millions de dirhams).
La joie de Mourad Ghannam, directeur général de l’entreprise marocaine, sera de courte durée. Le 6 février 2015, il reçoit un nouveau courrier du ministère de tutelle, où il notifie la décision d’annulation du marché remporté quatre mois plus tôt. Aziz Rabbah se base sur l’article 45 du décret relatif à la passation de marchés publics pour justifier sa décision. Cet article prévoit la possibilité « d’annuler un marché à n’importe quel état d’avancement de la procédure du moment où les données économiques ou techniques des prestations objet de l’appel d’offres ont été fondamentalement modifiées ». La volte-face ébranle le groupement maroco-australien Logisoft-Redflex qui dénonce une décision abusive. « Dans le classement qui a été établi par le ministère de tutelle, le groupement Logisoft-Redflex était premier, suivi loin derrière par la société Ericsson. Ce n’est pas rien ! », tient à souligner Abderrahim Bouhmidi, l’avocat du groupement. Pourquoi Rabbah a-t-il pris une telle décision ? Le groupement estime que se baser seulement sur l’article 45 est abusif en arguant qu’il faut aussi expliquer la décision d’annulation, conformément à la loi 01-03 relative à la motivation des actes administratifs. « En plus de l’application du texte de loi, il faut exposer les faits qui sont en relation avec ce texte. Le ministère s’est contenté de nous dire, tout simplement, qu’il a appliqué un texte de loi sans nous montrer en quoi consistent ces changements techniques et économiques radicaux », s’insurge le conseiller juridique du groupement.
Les conceptions du marché
Rabbah, alors au Sénégal dans le cadre de la tournée royale africaine, explique rapidement « qu’il dispose aujourd’hui d’une nouvelle conception des choses et cela suffit juridiquement pour annuler le marché ». Difficile alors de comprendre ce curieux revirement. Mohamed Najib Boulif, ministre délégué chargé du Transport, apporte plus d’explications. Il estime que l’environnement économique de cet appel d’offres a significativement changé après la réflexion donnée par la Cour des comptes. « On ne peut plus lancer un appel d’offres s’il n’y a pas une participation et une implication des régions dans la gestion des radars », explique le collègue de Rabbah au gouvernement. Pour ce dernier, l’annulation comporte même des avantages. Au lieu d’avoir un lot unique à l’échelle nationale et pour lequel une seule société pouvait prétendre, le département opte pour un schéma se basant sur des lots régionaux. Ainsi, aucune entreprise ne pourra avoir plus de 2 lots. Finalement, le ministère a alloué à chaque région 400 radars au lieu des 200 prévus auparavant.
Changement de discours
Les deux entreprises, Logisoft et Redflex, demandent aujourd’hui l’annulation de la décision. « Il faut que le juge constate que la résolution est empreinte d’abus de pouvoir. Une fois l’annulation actée, ou bien on nous réattribue le marché ou bien le ministère nous paie des indemnités », revendique Bouhmidi. Le groupement n’a toujours pas calculé le montant final des dédommagements éventuels. Mais il avance le chiffre de 5 millions de dirhams, équivalent à celui déjà engagé dans la mise en place du business plan consacré à l’installation des radars.
Si aujourd’hui le ministère avance des arguments plutôt techniques pour expliquer l’annulation du marché, cela n’a pas toujours été le cas. Dans un entretien accordé par Najib Boulif à TelQuel en février dernier, le ministre délégué chargé du Transport a évoqué le « niveau de moralité » de la société australienne Redflex dans les affaires et l’exécution de ses projets. « Nous avons constaté qu’elle avait beaucoup de problèmes à l’étranger et que, souvent, elle n’arrivait pas à honorer ses marchés. Il y a même des pays qui ont interdit à cette entreprise de participer à des marchés, ce qu’on ne savait pas au départ », avait alors confié Boulif. Il y a de quoi remettre en question l’éthique de Redflex.
En août dernier, l’ex-PDG de la société australienne, Karen Finley, a été impliquée dans une affaire de corruption avec des officiels de la ville de Chicago. Selon un communiqué du FBI (Federal Bureau of Investigation), l’ancienne patronne aurait graissé la patte à un haut responsable de la ville à la retraite pour une somme de 570 000 dollars contre des informations en vue de prolonger la durée du contrat liant la société à Chicago. Résultat, le contrat liant la ville de Chicago à Redflex aurait atteint 124 millions de dollars. Les problèmes de la société australienne auraient également eu des échos dans d’autres pays. Redflex aurait déjà affirmé que la situation de son business en Arabie Saoudite avait été « difficile ». Alors qu’elle avait gagné en Malaisie l’offre initiale pour un marché de radars, elle aurait été écartée à cause de « l’opinion publique négative ».
Au Maroc, la société australienne est inconnue. De son côté, le conseiller juridique réfute tout argumentaire qui remette en question la moralité de la partie australienne du tandem. Pour Bouhmidi, ce n’est pas au ministère de tutelle de juger l’éthique de la société australienne. « Il y a une commission d’appel d’offres qui a analysé tous les documents et toutes les cautions de la société Redflex. Et le ministre n’a pas expliqué l’annulation du marché par cet argument dans la décision de résiliation », note l’avocat. Celui-ci sort de ses gonds et parle de cafouillage du ministre Rabbah car « au début, le ministère avait plutôt parlé d’un manque d’engagement de la société marocaine Logisoft dans l’exécution de ses précédents projets ».
L’avocat du groupement fait sans doute référence au scandale qui a éclaboussé Logisoft, à l’époque où le département était dirigé par l’Istiqlalien Karim Ghellab. Logisoft avait remporté, en consortium avec l’Allemand Robot, un appel d’offres lancé en juillet 2005, pour un marché de près de 70 millions de dirhams. Sur les 150 radars de contrôle de vitesse installés au Maroc depuis 2008, le tiers n’a jamais fonctionné car ils n’ont jamais été branchés. Ce sont les conclusions d’un audit mené par le ministère en 2014. « Le contrôle central ne nous a pas permis, dans le passé, de faire un suivi correct », avoue Boulif. Serait- ce la raison pour laquelle Logisoft a changé son partenaire Robot par Redflex ?
Abderrahim Bouhmidi attaque Rabbah sur son changement de discours. « Peut-être que Rabbah ne veut sceller des contrats qu’avec des sociétés turques », ironise-t-il.
En tous les cas, le ministre de l’Équipement est sommé de présenter, le 2 juin prochain, son argumentaire devant le Tribunal administratif pour la troisième fois. C’est le dernier délai que le juge a donné au ministère pour s’expliquer sur cette épineuse affaire.
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