Fuyant la guerre, les Kurdes ont traversé le Maghreb clandestinement pour trouver emploi et sécurité. Ils vivent de façon plus ou moins précaire à Oujda, Nador ou Casablanca. Rencontre.
«On les repère facilement, dit ouvertement un habitant croisé dans l’ancienne médina d’Oujda. Voyez, les femmes sont en djellabas noires. Elles font la manche devant les mosquées, souvent vous les trouvez devant les supermarchés jusqu’à la tombée de la nuit.» Quelques mètres plus loin, devant une mosquée, une femme est assise sur les marches. Elle attend la fin de la prière. Surprise que l’on s’intéresse à elle, elle se livre. Elle s’appelle Khadija, la quarantaine, elle est kurde de nationalité syrienne. Elle a fui la guerre civile qui a éclaté dans son pays avec ses trois enfants, à la mort de son mari. Cela fait quatre mois qu’elle vit au Maroc. Elle raconte : « On a voyagé en bateau jusqu’en Algérie, avec d’autres familles. Au début, on comptait y rester. Mais on n’a pas pu trouver de logement. On nous a conseillés de traverser la frontière. Ici, on a été très bien accueillis. On attend d’être régularisés avec une carte de séjour. » Comme elle, ils sont plusieurs milliers de Kurdes à avoir choisi de se réfugier au Maroc, même s’il est impossible d’obtenir un chiffre officiel.
Livrés à eux-mêmes
Les parcours de ces réfugiés se ressemblent. Par bateau ou par avion, ils transitent par l’Algérie qui ne leur demande pas de visa. Ils traversent alors la frontière clandestinement, à l’aide d’un passeur. Le prix tourne autour de « 500 dirhams par personne », précise Malaka, une réfugiée rencontrée sur le parking du plus grand centre commercial en périphérie de la ville. Âgée d’une quarantaine d’années, elle a choisi elle aussi de quitter la Syrie à la mort de son mari et vit à Oujda avec ses enfants, à ce jour non scolarisés. Une fois la frontière passée, les Kurdes sont livrés à eux-mêmes. L’Etat marocain accorde le statut de réfugié politique au compte-gouttes, mais il délivre néanmoins des cartes de séjour. Malaka précise que le délai est d’un à deux mois et ajoute : « L’Etat et des associations nous ont beaucoup soutenus. Ils ne nous donnent pas d’argent mais ils nous ont distribué des médicaments et aidés à trouver un logement ». À la fin de notre entretien, elle insiste pour remercier les Marocains et leur hospitalité, sans lesquels elle n’aurait pas pu survivre. Le témoignage du gérant d’un hôtel du centre-ville abonde dans le même sens : « Des Oujdis ont même recueilli les réfugiés dans leur propre maison, par solidarité. Nous, on ne peut pas les accepter car ils n’ont pas de passeport. On les renvoie à la police pour qu’ils régularisent leur situation. » Il précise que la plupart sont modestement installés à Salam, un quartier populaire où ils sont bien intégrés.
Le rêve européen
A 150 km d’Oujda, à Nador, l’atmosphère est plus glaciale. Un vent de méfiance et de suspicion règne en effet à la frontière de Melilia. Dans les cafés, on évite de parler d’immigration ou de réfugiés. À peine plus loquaces, les hôteliers expliquent que les autorités les surveillent de près. Un habitant confie discrètement qu’« ils sont ici depuis quatre ou cinq mois. À Nador, la plupart des Syriens sont kurdes, on reconnaît leur langue, ils sont quelques centaines. Beaucoup d’entre eux vivent dans des hôtels quand ils ont un passeport. Certaines femmes et leurs enfants font la manche. Les autres logent et travaillent chez des familles, les femmes font le ménage et la cuisine. » S’ils sont présents à Nador, c’est parce qu’ils espèrent traverser une nouvelle frontière, celle qui sépare l’Afrique de l’Europe. En réalité, ils guettent le bon moment. « Un passeur viendra un jour les chercher, poursuit notre interlocuteur. Il les conduira jusqu’à la frontière de Melilia contre un petit pactole. » À l’arrière de notre voiture, loin des regards indiscrets, une réfugiée kurde, rencontrée au détour d’une ruelle, accepte finalement de témoigner : « Je vis seule avec mes enfants dans une famille marocaine, elle s’occupe bien de nous. Bientôt, on traversera la frontière et on ira en Espagne, inchallah. On ne peut pas retourner au pays. Mon mari et mon frère sont morts. On veut quitter tout ça. » Quitter la précarité en premier lieu. La jeune mère précise qu’elle souffre de ne pas avoir suffisamment d’informations sur sa région, trop occupée qu’elle est à penser à sa propre survie. Alors que certains réfugiés tentent leur chance pour gagner l’Europe, d’autres ont choisi de refaire leur vie dans les grandes villes du royaume.
Dans l’anonymat de Casa
À Casablanca, dans le quartier 2 Mars, la famille Kurdo est installée dans un appartement confortable. Autour d’un thé turc et de spécialités kurdes, leurs yeux sont rivés sur la télévision, branchée sur une chaîne kurde. Ils absorbent les images de Kobané qui défilent en continu. « C’est devenu une routine », se désole le cadet de la famille, Mustapha, 22 ans. Le regard bloqué sur les tirs échangés entre Daech et Peshmergas, il précise que quelques kilomètres seulement séparent leur village natal, Koperlug, de Kobané, transformée en champ de bataille. « Notre maison a été bombardée, puis pillée. Le reste de notre famille est resté là-bas. Ils ont vécu un mois sans toit puis, en traversant la frontière, ils ont trouvé refuge chez des Kurdes de Turquie, à Sourg, les seuls qui les accueillent aujourd’hui. Nous sommes en contact avec eux tous les jours sur Facebook ou par téléphone », raconte Mustapha. Parce que c’est « trop difficile d’assister à la tragédie de loin », le jeune homme a souhaité rejoindre les rangs de l’YPG, les combattants kurdes de Syrie. Mais ses parents s’y sont fermement opposés.
Deux ans après avoir fui le conflit, les Kurdo reprennent leur souffle. Le père travaille dans une entreprise de forage de puits. Ses revenus couvrent les besoins de toute la famille. Stabilité, sécurité… mais au prix d’un sentiment d’impuissance, de honte et de culpabilité. Deux des amis kurdes de Mustapha, Sirdiar et Hamza, se désolent de ne rien pouvoir faire pour leur pays. « Si nous étions en Europe, nous pourrions nous exprimer au sein d’une structure qui réunirait la communauté kurde. On pourrait aussi plus facilement envoyer de l’argent à des associations qui défendent notre cause. Mais ici, nous pensons d’abord à notre survie », déclare Hamza, la vingtaine. En master de sciences politiques à l’Université Hassan II, il intervient régulièrement dans les médias marocains pour parler de la situation à Kobané. Il compte d’ailleurs y retourner « pour reconstruire les villages détruits, dans cinq, dix ans inchallah. » Qu’ils soient à Oujda ou à Casablanca, qu’ils luttent pour leur survie quotidienne ou qu’ils soient confortablement installés, les Kurdes réfugiés au Maroc ont un point commun : l’incertitude de l’avenir.
Laure Van Ruymbeke
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