Fouad Laroui : « Quand j’écris un djinn s’empare de moi »

Ayant bâti une œuvre qui tord le cou aux préjugés et combat le fanatisme au Maroc et aux Pays-Bas, Fouad Laroui vient de publier Du bon usage des djinns, recueil de chroniques mordantes et de textes pétris d’ironie.

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Photo : DR

Chaque semaine, Fouad Laroui livre une chronique incisive sur ses contemporains dans l’hebdomadaire Jeune Afrique. Curieux, vorace, il explore avec aisance tous les genres littéraires : essai, chronique, roman… Sa plume acide et son humour corrosif dénoncent l’absurde et les extrémismes. Découvert en 1996 avec Les dents du topographe, l’écrivain prolixe est aussi docteur en sciences économiques. Il vit à Amsterdam où il enseigne l’économétrie et les sciences de l’environnement à l’université.

Après le Goncourt de la nouvelle l’année dernière, vous venez de recevoir la Grande Médaille de la Francophonie décernée par l’Académie française. Vous êtes un auteur comblé ?

Je suis surtout amusé par cette coïncidence : l’Académie Goncourt en 2013, l’Académie française en 2014. J’espère que l’Académie des Doukkala, si elle existe, se souviendra de moi en 2015. Après tout, j’ai grandi sur la plage d’El Jadida…

Pourquoi avez-vous choisi d’adopter un ton ironique et sarcastique dans vos romans et nouvelles ?

Ce n’est pas un choix, c’est mon style naturel, je veux dire mon style d’écriture. Dans la vie de tous les jours, je suis plutôt mélancolique, mais dès que je me mets à écrire, un djinn s’empare de moi et n’arrête pas de me chatouiller, d’où mon style tel que vous le décrivez. Si je tombe sur un bon exorciste qui me délivre de mon démon, je deviendrai pesant et sentencieux. Je serai enfin pris au sérieux…

Vous qui avez écrit Le Drame linguistique marocain, que pensez-vous du débat actuel sur la darija ?

Je crois que les partisans du statu quo et ceux qui veulent promouvoir l’usage de la darija dans l’enseignement et dans la vie publique ne se comprennent pas, parce qu’ils sont dans des échelles de temps complètement différentes. Les premiers craignent que les seconds ne veuillent tout changer, tout de suite… Ce qui est impossible ! Il est tout simplement impossible de remplacer du jour au lendemain l’arabe classique, dans ses différents usages publics, par la darija. Cependant, si on se place à l’échelle de plusieurs générations, les choses prennent un autre aspect : le castillan, le français ou l’italien ont mis des siècles à s’imposer face au latin. Pourquoi s’affronter violemment, aujourd’hui, à propos d’un mouvement très lent, qui a sa propre logique, et qui n’est pas soumis au temps politique ? C’est comme si on se disputait à propos du gazon qui pousse. Il pousse, mais qui peut le voir ?

Comment est née l’idée de votre nouveau livre, Du bon usage des djinns ? Y a-t-il d’autres publications en vue ?

En ce qui concerne Du bon usage des djinns, il s’agit de chroniques et de textes divers qui couvrent les deux dernières années. Un éditeur parisien, Zellige, m’a proposé d’en faire un recueil parce qu’il lui semblait qu’il y avait une certaine unité, dans le ton et dans le choix des sujets, dans ces textes. Mon prochain roman sortira début septembre, aux éditions Julliard, sous le titre Les tribulations du dernier Sijilmassi. J’y ai mis beaucoup d’idées et de thèmes qui me tiennent à cœur, par exemple sur le dilemme des intellectuels pris en tenailles entre l’État et les intégristes. Et puis je publie ces jours-ci, aux Presses Universitaires d’Avignon, un petit ouvrage sur Ibn Rochd, ou plutôt sur une lecture personnelle du grand philosophe de Cordoue.

Quel est votre regard sur la littérature marocaine d’expression française actuelle ?

Elle est vivante, elle est variée, elle est intéressante mais elle est inégale. J’ai l’impression qu’il y a, au niveau de l’expression et du style, une certaine baisse de niveau par rapport à la première génération, celle de l’indépendance, et la deuxième génération, celle des années 1970. On dirait que certains éditeurs ne font pas leur travail, qui est d’accompagner l’écrivain, de le conseiller, de l’amener à améliorer son texte. On lit parfois des textes écrits par de jeunes auteurs en se disant presque à chaque page : mais pourquoi l’éditeur a-t-il laissé passer ceci, cela… ? C’est mortel pour les auteurs débutants qui en restent souvent à ce coup d’essai. Mieux encadrés, ils pourraient bâtir une œuvre.

Vous avez publié en 2006 un essai critique sur l’islamisme, intitulé De l’islamisme, une réfutation personnelle du totalitarisme religieux. Pourquoi ce sujet    ?

D’abord, parce qu’il est très actuel. Vous voyez ce qu’il se passe en Irak avec cette ahurissante proclamation d’un califat ? Ensuite parce qu’il y avait peu d’ouvrages de ce type aux Pays-Bas, c’est-à-dire des essais qui ne versent ni dans l’hagiographie béate (et mal informée) ni dans l’islamophobie. J’ai voulu expliquer aux Néerlandais, puisque ce livre leur était d’abord destiné, qu’il fallait faire une différence entre l’islam en tant que foi individuelle et l’islamisme en tant que mouvement politique. Je voulais surtout leur prouver, par les textes, que des penseurs musulmans avaient déjà fait le procès motivé et concluant de l’islamisme depuis près d’un siècle. Autrement dit, nous sommes armés intellectuellement pour rejeter toutes les formes de fondamentalisme et d’extrémisme, et ces armes, nous les avons forgées nous-mêmes : elles ne viennent ni d’Europe ni d’Amérique…

Que pensez-vous de l’action du PJD au gouvernement ?

Je vis entre Paris et Amsterdam et je vote aux Pays-Bas. Il serait assez déplacé, c’est le cas de le dire, que j’intervienne publiquement dans le débat politique marocain, c’est-à-dire dans un pays où je n’habite pas, où je ne vote pas et où je ne paie pas mes impôts. Mais en tant qu’ancien professeur d’économie, je sais qu’il est absurde de promettre la lune aux électeurs. Il y a des contraintes matérielles, en termes de disponibilité du capital, de formation de la main-d’œuvre, de productivité, de logistique, de coût de l’énergie, etc., qui font qu’un pays comme le Maroc ne peut pas devenir en quelques années, d’un coup de baguette magique, prospère et avec une richesse équitablement distribuée.

Il y a un an, vous étiez en écriture pour une pièce de théâtre destinée à une jeune compagnie marocaine qui s’appelle « Les trois mulets ». Où en êtes-vous ?

Le texte est écrit. Ça s’appelle Le frère ennemi. En septembre, cette jeune compagnie très prometteuse va profiter d’une résidence que lui a offerte l’Institut français à Casablanca pour monter la pièce. Ensuite, il y aura une tournée au Maroc puis en France. Si ça marche, je commencerai une nouvelle carrière : dramaturge. Dramaturge, ça sonne bien, non ?  

Profil1958. Naissance à Oujda

1982. Obtient le diplôme d’ingénieur de Ponts et Chaussées (Paris)

1994. Docteur en sciences économiques

1995. Part en Grande-Bretagne où il est enseignant-chercheur (Cambridge / York)

1996. Publie son premier roman, Les Dents du topographe (éd. Julliard)

2014. Reçoit la Grande Médaille de la Francophonie (Académie française)[/encadre]
Fouzia Marouf

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