Auteur de livres de référence en sciences politiques et ancien directeur du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po, Jean François Bayart est le « client » parfait pour porter une analyse distancée et comparative sur les soubresauts du fameux Printemps arabe. Dans cet entretien, il établit des comparaisons lumineuses, entre les révolutions qui ont secoué le monde arabe et d’autres événements similaires qui se sont produits en Europe et ailleurs. Prendre de la hauteur et de la distance pour voir un peu mieux.
Guerre civile en Syrie, « coup d’Etat » électoral en Egypte, tâtonnement politique en Tunisie… l’enthousiasme suscité par le Printemps arabe n’est-il pas en train de laisser place à un autre goût, plus amer ?
Je crois que le rôle du chercheur est d’introduire un peu de distance avec des événements, qui donnent lieu aussi bien à de l’euphorie qu’à de la déception. Je constate, en tout cas en Europe, qu’il y a eu un emballement, légitime d’ailleurs, à propos des scènes de révoltes populaires dans le monde arabe. Ce mouvement d’enthousiasme démontait un certain nombre de préjugés et de méfiance dominants envers le monde arabe et l’islam. Mais aujourd’hui, on assiste à une autre phase d’emportement, car ceux-là mêmes qui encensaient le Printemps arabe n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser l’incapacité des Arabes à se démocratiser.
Pourtant, l’Europe a connu à travers l’histoire des événements similaires, où les promesses de réformes et de changements ont été trahies ?
Tout à fait. D’ailleurs, il faut remarquer que quand on dit Printemps arabe, il y a une allusion, consciente ou inconsciente, au Printemps des peuples avec son lot de révoltes qui ont secoué l’Europe en 1848. Cette comparaison me paraît intéressante pour différentes raisons. Quand on regarde les deux séquences historiques, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un véritable « effet de contagion ». En 1848, il y avait une déferlante de soulèvements et de demandes de réformes dans de nombreux pays européens (France, Autriche, Italie, Allemagne… ndlr). Malgré cet effet de contagion, chaque situation nationale gardait sa singularité et sa spécificité. Exactement comme ce qu’il s’est passé dans le monde arabe un siècle et demi plus tard.
Mais dans les deux cas, est-ce que les motivations étaient plutôt sociales ou politiques ?
Il apparaît, si on pousse la comparaison jusqu’au bout, que derrière le changement politique il y a toujours une demande sociale. Il faut rappeler qu’en France, il y a eu une révolution en 1848, portée par une alliance de républicains modérés et du mouvement ouvrier, exaspéré par la situation sociale et la dureté des conditions de travail. Mais l’autre avantage de cette comparaison est de rappeler que l’universalisation de l’Etat-nation avance toujours avec la globalisation économique.
C’est-à-dire ?
Si on prend l’exemple du Printemps arabe, on constate qu’il y a une revitalisation du cadre de l’Etat-nation. Même les partis islamistes, qui se réfèrent souvent, au niveau du discours, à la « Oumma », sont fondamentalement des partis nationaux. Ils inscrivent tous leur action dans un cadre national. Mais sur le plan économique, les choses sont différentes. Ils adhèrent sans difficulté au néolibéralisme qui est au cœur même de la globalisation. Ils sont alors nationaux, sur le plan politique et social, et néolibéraux quand il s’agit d’économie. C’est ce qu’on peut nommer « le national-libéralisme ».
Comment s’illustre donc ce phénomène ?
On retrouve ce phénomène partout, y compris en Europe. Nicolas Sarkozy, par exemple, était un pur national-libéral : national pour les pauvres et libéral pour les riches. Il était adepte de l’argent et du capitalisme qui traversent les frontières, mais en même temps chantre de l’identité et la lutte contre l’immigration. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, est aussi un exemple intéressant. Il est l’incarnation du nationalisme turc, mais se présente comme le héros du néolibéralisme et du capitalisme. Au Maroc, le PJD est sur la même ligne, avec une politique économique néolibérale et capitaliste et un référentiel nationaliste et conservateur.
Comment expliquer alors cette montée actuelle des islamistes, qui se manifeste par leur arrivée au pouvoir dans plusieurs pays ?
Au fil des années, ce courant a pu cristalliser les transformations sociales majeures des sociétés musulmanes : l’urbanisation, l’évolution du champ universitaire, la libéralisation économique… Les partis islamistes ont repris également le flambeau du nationalisme arabe, après son effondrement, notamment dans la confrontation avec Israël. Les deux meilleurs exemples sont le Hamas et le Hezbollah, qui sont devenus des symboles de résistance et de défense de la souveraineté nationale. Mais le retour du religieux n’est pas un phénomène exclusivement musulman. On le retrouve dans beaucoup de pays, y compris en Europe. En Allemagne par exemple, Angela Merkel et les conservateurs utilisent le répertoire des valeurs familiales, de la même manière que les islamistes en font usage.
Est-ce un échec de la greffe de la modernité dans le monde arabo-musulman ?
Je crois qu’on y a procédé d’une mauvaise manière. Dans certains pays musulmans, il y a eu des régimes autoritaires qui ont tenté d’imposer une vision séculariste de la modernité. Ils ont procédé alors à la fermeture d’institutions théologiques et interdit des signes extérieurs de religiosité. Mais quand ces régimes se sont effondrés, la nature est revenue au galop. Les gens se sont empressés d’exprimer cette religiosité brimée par la coercition et la répression. On a nié l’évidence en voulant imposer une modernité séculariste à des sociétés qui continuaient d’éprouver des sentiments religieux.
Mais il y a aussi le poids de l’histoire et l’affaiblissement des élites au pouvoir…
Effectivement. Les électeurs ont confié leur vote à des partis qui paraissaient vierges et en plus réprimés pendant des années, comme c’est le cas en Tunisie. Le parti Ennahda apparaissait comme exempt de tout reproche de corruption ou de compromission avec le régime déchu. Ça a joué aussi en Turquie, où les électeurs ont donné une chance à des élites longtemps marginalisées et regardées avec condescendance par les élites modernistes et laïques. En Turquie, on assistait à une véritable « revanche des ploucs ». L’AKP est arrivé au pouvoir non pas parce que les Turcs sont devenus tous islamistes, mais parce qu’il y avait une envie de virer une ancienne élite et la remplacer par une autre. C’est aussi valable sous d’autres cieux.
PROFIL
1950. Voit le jour à Boulogne-Billancourt.
1980. Fonde la revue Politique africaine.
1994. Dirige le Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po Paris.
2014. Chapeaute la chaire d’études africaines à l’université Mohammed VI Polytechnique.