Après que ses cheveux ont été rasés de force par un caïd et ses hommes de main, Ahmed Bihaoui, 26 ans, a mis fin à ses jours. Retour sur un drame qui a secoué les arcanes de l’Etat.
Alors que les rumeurs sur les arrestations et la tonte forcée des jeunes soupçonnés de Tcharmil allaient bon train, la nouvelle du suicide de Ahmed Bihaoui, 26 ans, a provoqué un choc dans l’opinion publique. Le drame a eu lieu à Sidi Bettache, à 30 kilomètres de Benslimane. Au cœur des splendides domaines forestiers et des terrains fertiles de la région, ce village de 5000 habitants est un îlot de pauvreté. Comme beaucoup de bourgades du royaume, il est traversé par une artère principale où maisons et échoppes s’alignent de façon anarchique, sans infrastructures d’évacuation des eaux usées ni de routes carrossables. Sidi Bettache est accolé à une gigantesque décharge où s’entassent les ordures et le fumier provenant des élevages de bovins, rendant l’air irrespirable. A l’écart du village, la maison du défunt ne désemplit pas de voisins venus présenter leurs condoléances. C’est Mostafa, le frère cadet, qui nous accueille. Le visage grave, il nous conduit à l’étable où son frère s’est donné la mort.
Les faits remontent au samedi 19 avril, pendant le Festival du printemps organisé chaque année depuis quatre ans à Sidi Bettache. Au menu, concerts de musique chaâbi et manèges de fête foraine. Ce soir-là, tous les jeunes du village sont de la fête. Parmi eux, Ahmed Bihaoui profite des réjouissances avec son demi-frère, LKhiyati, venu de Casablanca pour régler une affaire familiale. « On est restés ensemble pendant une bonne partie de la soirée. Vers 22h, alors qu’un concert de chaâbi battait son plein, mon frère dansait sans déranger personne. C’est à ce moment que le caïd a surgi sur les lieux, accompagné de deux moqaddems et quelques mokhaznis », raconte Lkhiyati, qui s’est interposé pour éviter que les agents de l’autorité emmènent son frère au poste. Peine perdue. Ahmed est menotté et embarqué de force à bord d’un pick-up. « On pensait qu’ils allaient le libérer au bout d’un certain temps », explique Lkhiyati, qui ne se doutait pas de la tournure dramatique que les choses allaient prendre.
Un jeune sans histoires
Selon plusieurs témoignages, Ahmed était un jeune homme sans histoires, même s’il avait déjà purgé deux peines d’un mois de prison pour ivresse sur la voie publique. Il était l’aîné d’une fratrie de quatre enfants, issus d’un second mariage. Après le décès du père, la mère a pris en charge le destin de la famille en travaillant dur dans les souks de la région, aidée de son fils Ahmed. « Mon frère aidait ma mère à transporter les poules et les produits laitiers qu’elle vend sur le souk hebdomadaire du jeudi ou dans les autres souks de la région », raconte Mostafa.
Avec une grande humilité, sa mère fait le récit de cette nuit dramatique : « Il était 1 h du matin quand Ahmed est rentré à la maison. Je lui ai demandé s’il voulait dîner, il m’a dit si c’est mektoub, je vais manger ». Casquette vissée sur la tête, il a l’air très agité. Remarquant qu’il a les cheveux rasés, ses frères lui demandent des explications. Il lance que c’est le caïd et ses hommes qui lui ont rasé les cheveux, avant de disparaître dans sa chambre pour dormir. A l’aube, la mère de Ahmed se prépare à faire ses ablutions. « J’ai voulu réveiller Ahmed pour m’aider comme d’habitude à transporter les poules au souk, mais je ne l’ai pas trouvé », poursuit-elle. Munie d’une lampe de poche, elle le cherche partout dans la maison et finit par entrer dans l’étable où elle aperçoit une silhouette dans le noir et découvre l’horreur : son fils pendu à une poutre en fer, habillé uniquement d’une veste en cuir et d’un pantalon. La famille est sous le choc. Vers 6 h du matin, quatre gendarmes arrivent sur place. Ils seront suivis d’une dizaine de mokhaznis et du caïd du village, Tariq Hajjar. Dans la matinée, la police de Benslimane arrive sur les lieux pour réunir les indices sur la scène du suicide. Parallèlement, la machine médiatique s’emballe et les premières décisions sont prises au sommet de l’Etat.
Caïd fais-moi peur
Tout d’abord, le père du caïd, le général Haddou Hajjar, inspecteur général des Forces auxiliaires pour la région Nord, est démis de ses fonctions le mardi 22 avril, sans raison officielle si ce n’est qu’il aurait couvert les dérapages de son rejeton à plusieurs reprises. Connu pour ses excès de violence à l’époque où il était caïd à Témara, Tariq Hajjar a été affecté il y a moins d’un an à Sidi Bettache. Adepte de la méthode forte, « il a interdit à tous les bouchers d’utiliser de grands couteaux sous prétexte de menace à l’ordre public. Sans oublier qu’il a ordonné aux habitants de ne pas traîner dans les rues du village à la tombée de la nuit », nous confie ce commerçant. Omniprésent sur le terrain, il se rend régulièrement au souk pour veiller à son organisation. « Il y a un mois, il a tabassé violemment une personne âgée sans raison apparente. C’est un caïd qui veut travailler à l’ancienne, mais il ne sait pas que le pays et les gens ont changé », enchérit Aziz, mécanicien et titulaire d’un DEUG en droit. « Le caïd prétendait vouloir rétablir l’ordre à Sidi Bettache, pourquoi alors a-t-il laissé l’alcool et la drogue sévir dans le village ? Au lieu de ça, il s’attaque à des petites gens », s’insurge Aziz, avant de nous conduire dans le quartier qu’ils appellent le « Derb », où les prostituées racolent tranquillement sous les regards des dealers. Depuis plusieurs années, Sidi Bettache est devenu le supermarché de la région pour les stupéfiants et l’alcool, à la barbe des gendarmes et de l’autorité locale. Dans un village peuplé de paysans sans terres et où le chômage frappe la majorité des jeunes, la drogue est devenue un refuge.
Vous avez dit Tcharmil ?
Dès que les premiers éléments de l’enquête révèlent la responsabilité directe du caïd dans ce drame, il est convoqué par le ministère de l’Intérieur pour livrer sa version des faits. En effet, selon le témoignage d’un autre jeune également appréhendé ce soir-là par les mokhaznis, c’est bien le caïd qui aurait commencé à raser les cheveux de Ahmed Bihaoui, avant de passer la main aux moqaddems et mokhaznis. Les deux frères de la victime affirment que Tariq Hajjar, en arrivant sur le lieu du suicide, a tenté de les soudoyer en leur promettant un emploi dans le corps des Forces auxiliaires. Pour soutenir le caïd, certains villageois évoquent l’hospitalisation de Ahmed Bihaoui, il y a quelques années, dans un hôpital psychiatrique à Salé. D’autres demandent la tête des moqaddems, responsables selon eux du suicide de Ahmed. Le couperet du ministère de l’Intérieur tombe le 25 avril : Tariq Hajjar est suspendu de ses fonctions en attendant les résultats de l’enquête de la BNPJ. Mais ce n’est pas suffisant pour calmer la population qui va organiser une marche le jour même, exigeant le limogeage des moqaddems et des mokhaznis aux méthodes musclées. Quand on interroge des jeunes du village sur le phénomène du Tcharmil, tous nous assurent qu’ils en ont entendu parler par les médias sans bien comprendre de quoi il s’agit exactement. « Nous sommes des paysans. Les jeunes par ici se coiffent et s’habillent normalement. Ahmed avait les cheveux un peu longs depuis quelques années et portait tout le temps une casquette. Il a été victime de l’immaturité du jeune caïd et du zèle des moqaddems », déplore Aziz.
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