Le Journal d’un prince banni, œuvre autobiographique du cousin du roi, parue aux éditions Grasset, a déjà suscité toutes sortes de critiques. Sans aménité, ni parti pris, voici une lecture qui se veut sereine.
Le moins qu’on puisse dire est que l’ouvrage de celui qu’on a longtemps nommé le « prince rouge » était très attendu. La rumeur qui traînait depuis plusieurs années avait été confirmée il y a quelques mois : Moulay Hicham avait l’intention de s’exprimer comme jamais auparavant. Pour compre ndre la portée de ce livre, il faut néanmoins le replacer dans son contexte : celui d’une pauvreté abyssale de la production littéraire et politique. Les Marocains lisent peu et écrivent encore moins. Mais si, du temps de Hassan II, les hommes d’Etat n’écrivaient ni ne témoignaient, depuis une vingtaine d’années, la parole s’est progressivement libérée : à la littérature carcérale se sont ajoutés des ouvrages de journalistes, des témoignages d’acteurs politiques, des hommages posthumes à des hommes d’Etat méconnus, etc.
Briser la loi du silence
Dans cette galaxie d’ouvrages, le livre de Moulay Hicham a la particularité d’être un témoignage de premier plan. Il se situe dans la lignée des « récits de l’intérieur », émanant de personnalités ayant eu accès à l’intimité du roi et du Makhzen, comme le puissant conseiller royal Abdelhadi Boutaleb ou le docteur Cléret, médecin personnel de Mohammed V puis de Hassan II. Mais le présent livre est le seul émanant d’un prince marocain. Il propose d’ailleurs un horizon de lecture alléchant, presque shakespearien, où s’entremêlent luttes pour le pouvoir et rivalités familiales. Les anecdotes sont nombreuses et les événements tous plus importants les uns que les autres : mort de Ben Barka, coups d’Etat, Marche verte, alternance, mort de Hassan II, etc. C’est ainsi la trame de cinquante ans de vie qui se tisse sous les yeux du lecteur. Le regard de Moulay Hicham se confond d’abord avec celui du Makhzen, celui d’un enfant-prince qui doit tenir un rôle indéfini dans l’ombre de Hassan II. Mais à mesure que passent les années, l’enfant cède la place à un adolescent témoin de la mésentente de son oncle Hassan II et de son père Moulay Abdellah.
La figure tutélaire de Hassan II plane sur une grande partie de l’ouvrage. Moulay Hicham en fait un portrait aigre-doux, où il distingue entre l’homme et l’homme d’Etat. Selon cette version, Hassan II était un homme acculé, prisonnier (lui aussi) de l’image encombrante du père. Il aurait vécu les tentatives de putsch en 1971 et 1972 comme un échec personnel : Hassan II « souffrira d’avoir perdu l’auréole de son père. Cela l’aura rendu méchant », écrit le prince. Le défunt souverain ne concevait pas de partager le pouvoir et avait fait sienne la devise selon laquelle il faut diviser pour régner. Hassan II régnait lui-même sur une famille où grandissaient des ambitions déçues et des frustrations légitimes : « Rétrospectivement, écrit Moulay Hicham, je me demande aussi si le roi ne s’est pas joué de moi et de son fils aîné. Ne s’est-il réconcilié avec moi que pour mieux me prendre à témoin des humiliations qu’il infligeait au prince héritier ? »
Insolubles contradictions
C’est bien là que se trouve le nœud du problème : la rivalité, réelle ou supposée, entre le prince et son cousin de roi. Sitôt paru, le livre a d’ailleurs suscité une levée de boucliers. Et les coups ne sont pas toujours venus du même bord. Une partie de nos confrères se sont focalisés sur des attaques ad hominem, d’autres ont contesté les faits et jeté le discrédit sur l’honnêteté intellectuelle du prince, certains en profitant pour dénoncer l’intervention d’un « nègre » dans le travail d’écriture. Il n’y a effectivement pas de témoignage valable sans confrontation et mise en contradiction. De la même manière qu’il n’y a pas de témoignage d’envergure sans débat ou polémique. Notre mission est de toujours chercher à élever les termes de la discussion : c’est moins la personne qui nous intéresse que ce qu’elle écrit ; c’est moins les anecdotes rapportées qui ont de la valeur à nos yeux que l’analyse qu’on peut parfois lire en filigrane.
Et disons-le clairement, de ce point de vue, le livre de Moulay Hicham ne remplit pas toutes ses promesses. Englué dans des interrogations et des contradictions insolubles – comment être à la fois acteur et spectateur ? Peut-on être à la fois un produit du Makhzen et prétendre le mettre à bas et y survivre ? – Moulay Hicham sème le doute plus qu’il ne rassure son lecteur. D’abord parce qu’en revendiquant sa fierté d’être un Alaouite, petit-fils de Mohammed V et fils de Moulay Abdellah, il prête le flanc au soupçon de l’ambition égocentrique. Ensuite parce que son passage dans les arcanes du Palais ne s’est pas déroulé sans compromissions, « petites arnaques » et querelles familiales dont lui-même donne sa version. Ce passif donne du grain à moudre à ceux qui contestent l’exemplarité du « prince rebelle », mais pas seulement. Il remet aussi en question la légitimité du prince à s’exprimer : le fait-il en tant que témoin d’événements importants, acteur politique ambitieux, businessman heureux ou observateur averti ? L’interrogation n’est pas levée et le lecteur achève le livre sur un sentiment de malaise, celui d’avoir été le confident malgré lui d’un époux éconduit qui aurait raconté sa version du divorce.
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