Que sait-on vraiment de Hay Mohammadi, hormis la kyrielle de célébrités qui y a vécu ? Pas grand-chose. Pour tenter de percer le mystère de ce creuset de talents, trois intellectuels originaires du Hay apportent leur témoignage ponctué d’anecdotes : NajibTaki, historien, Aziz Hasbi, ancien ministre, et Mohamed Soual, chef économiste à l’OCP. Voyage au cœur d’un quartier mythique.
C’est l’un des rares quartiers à susciter autant de fantasmes et d’attachement. Une réputation construite au fil des décennies, avec en toile de fond de grands noms de l’art, de la culture et du sport : Boujmii, Omar Sayed, Larbi Batma, Mohamed Miftah,LahcenZinoun, AbdelhakAchik…Et même ceux qui n’y ont jamais mis les pieds ont au moins entendu parler des lieux mythiques du Hay : le cinéma Saâda, Dar Chabab, l’école Ittihad, le terrain Al Hofra où évoluait l’équipe du TAS…
Hay Mohammadi, terre fertile pour les artistes et les intellectuels qui l’ont traversée ou y ont grandi. Terre de résistance aussi, contre l’occupation, autour de grands noms comme AbderrahmanYoussoufi et RahalMeskini. Avec, comme pour tout grand mythe, sa part d’ombre : le tristement célèbre commissariat Derb Moulay Chrif, symbole des années de plomb, reste indissociable de l’histoire du quartier.
Le melting-pot
Une histoire qui commence dans les années 20 avec la vague d’industrialisation dans l’est de Casablanca. Les ouvriers qui construisent la centrale thermique de Roches Noires installent leurs logements sommaires à côté du chantier. « D’où le nom du premier bidonville,Carrières centrales, marocanisé sous le vocable ‘‘Karyan Centra’’ », relève NajibTaki dans son livre consacré à l’histoire des Carrières centrales. Dans les années 40, ce bidonville déménage et se développe tout en conservant son nom. Ciment et Chaux du Maroc (Lafarge aujourd’hui), les Ateliers du chemin de fer et les industries agroalimentaires (sucre, lait, huile) sont les premiers à s’y implanter. « Pour alimenter ces usines en main-d’œuvre, les autorités de l’époque ont organisé l’émigration rurale vers cette zone. Ces ouvriers venaient de toutes les régions : Abda, Doukkala, Rhamna, le Souss ou encore le Sahara », souligne Mohamed Soual. C’est la première fois dans l’histoire contemporaine du Maroc que des populations d’originesdifférentes sont amenées à cohabiter. Du coup, « Hay Mohammadi, c’était un melting-pot marqué par une espèce d’ouverture d’esprit et de tolérance », explique Soual. Le célèbre groupe musical Nass El Ghiwane en est une parfaite illustration : Boujmii (Sahraoui), Batma (Chaouia), Omar Sayed (Berbère), Paco (Souiri).
Malgré l’exode rural, le Casablanca des années 20 souffre d’une crise de main-d’œuvre. Alors les entreprises industrielles construisent des cités pour leurs ouvriers, dans l’espoir de les fixer en ville. Par exemple, la cité de Chapou, une déformation du mot « chapeau ». Ou encore Socica, occupée majoritairement par les ouvriers de la Cosumar. « On trouve aussi une série de blocs de petits logements individuels, construits par les ouvriers des Chemins de fer », explique Aziz Hasbi. L’arrivée en 1946de Michel Ecochard à la Direction de l’urbanisme marquera un tournant dans le développement de Hay Mohammadi.
La naissance d’une identité
Les enfants du Hay grandissent dans cet univers cosmopolite. Des familles aux origines différentes mais ayant au moins un point commun : la pauvreté. Et avec elle, un sentiment d’infériorité par rapport aux habitants du centre de Casablanca. « L’étiquette de ‘‘ouledlkaryane’’constituait une gêne pour nous. Il y avait une connotation de sauvagerie, de blédard », témoigne Aziz Hasbi. Difficile à vivre mais, au fil du temps, « c’est devenu une fierté. Les gens ont affirmé leur identité et leur appartenance. Nous sommes devenus des ‘‘débrouillards’’ ». Pour sortir de la misère, une seule issue : la scolarisation. La première école publique, l’école musulmane des Carrières centrales, ouvre en 1946, suivie quelques années plus tard par d’autres établissements. Dont la célèbre école Al Ittihad, payante, confiée par le Parti de l’Istiqlal à un certain AbderrahmanYoussoufi. « Je fus scolariséà l’école primaireà 8 ans, âge raisonnable par rapport à la moyenne élevée de cette époque. Car j’avais parfois pour camarades de classe de jeunes adultes, dont certains étaient déjà mariés !», raconteHasbi dans son récit Le lit dans la valise. A l’école musulmane des Carrières centrales (devenue l’école musulmane de Derb Moulay Chrif), les élèves avaient des repas gratuits. « On était même invités à prendre une douche une fois par semaine au centre d’hygiène du quartier », se souvient Hasbi. Pendant les vacances, les week-ends, la rue était l’unique terrain de jeu. A l’époque, le quartier manquait terriblement de lieux de loisirs. L’ouverture du célèbre cinéma Saâda en 1953 constituera un événement pour les habitants. « Le cinéma représentait pour ma génération l’attraction la plus courue, l’unique divertissement. Nous étions conquis, comme consommateurs de produits venus d’autres cultures dont on n’appréciait que le côté divertissant. Rares étaient cependant ceux d’entre nous qui disposaient du prix du billet », raconte Hasbi. Et quoi d’autre pour ces jeunes, à part le cinéma ? Un rendez-vous qu’ils n’auraient raté pour rien au monde : « Chaque week-end, on se retrouvait au centre-ville pour une sorte d’importation de sensations, de données, de mœurs… Comme un voyage dans la modernité. »
Une fabrique de talents
A cette époque, des lieux restés célèbres tissent la géographie urbaine du Hay, d’où sortiront les élites politiques, culturelles et artistiques. L’école Al Ittihad, l’école musulmane de Derb Moulay Chrif, le cinéma Saâda, le Centre d’hygiène, mais aussi Dar Chabab : un complexe socioculturel, le premier du genre à Casablanca. Il servait à la fois de bibliothèque, d’école de théâtre et de musique, et de lieu de divertissement pour les enfants le dimanche matin. « C’était une sorte de moule qui a permis aux gens de Hay Mohammadi d’exister autrement, de se faire une place dans ce mouvement social grandiose qui se passait à Casablanca », explique Hasbi. Dar Chabab a révélé aux habitants du Hay leurs propres talents. Tel Omar Sayed qui y chante la toute première fois une chanson de Farid Al Atrach, avant de devenir un symbole.Soual reste persuadé que « sans Dar Chabab, il n’y aurait pas euNassEl Ghiwane, Masnawa, Lemchaheb, Miftah… ». Autre lieu important pour l’éclosion de cette mouvance culturelle, la halqa. « J’ai appris à Dar Chabab et à lahalqabeaucoup de choses que l’école ne m’a pas transmises », confie Soual.
Le sport aussi constitue un moyen de s’en sortir, d’améliorer le quotidien des familles. Et les hommes de la résistance réalisent qu’il permet d’encadrer efficacement les jeunes pour les orienter vers la lutte contre l’occupation. C’est dans cet esprit que sera fondée en 1946 la célébrissime équipe du TAS (TihadAthletic Sport) par des figures emblématiques comme M’Hamed El Abdi, Abdeslam Bennaniet AbderrahmanYoussoufi. Ce dernier, bien qu’il ne soit pas originaire du quartier, y a joué un rôle important. D’après l’historien NajibTaki, le jeune Youssoufi débarque au Hay en 1944. Il est chargé par le Parti de l’Istiqlal de recruter les ouvriers de la société Cosumar et d’organiser la lutte contre l’occupation. Pas étonnant que les habitants de Hay Mohammadi soient dès lors très impliqués dans la résistance. En 1952, un syndicaliste tunisien, Ferhat Hachad, est assassiné par la Main Rouge, une émanation des Services secrets français. L’affaire dépasse vite les frontières tunisiennes et, au cœur du Hay, est organisée une grande manifestation de protestation. Elle sera réprimée dans le sang par les autorités d’occupation : 34 morts parmi les citoyens du quartier. Ce jour-là, le nom de Hay Mohammadi sera cité dans la presse internationale et dans les couloirs de l’ONU. Suite à ces événements, deux militants de la coopération maroco-française, Jacques Lemaigre-Dubreuil (Huiles Lesieur) et Guy Martinet (historien), décident d’initier la construction du complexe socioculturel de Dar Chabab, qui va imprimer sa marque au quartier.
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