Le Masa, important marché culturel du continent, s’est tenu du 1er au 9 mars à Abidjan. Deux activistes culturels marocains s’y sont rendus, Brahim El Mazned et Aadel Essaadani. Nous les avons suivis.
Lorsque Theo Rakotovao, du groupe malgache Mikea, descend de scène, Brahim El Mazned se faufile en backstage. Le chanteur lui tombe dans les bras. Son premier concert à l’étranger, c’était à Agadir en 2006, pour le festival Timitar, dont Brahim El Mazned est le directeur artistique. Depuis, il a fait du chemin, et ce soir il est sur scène à Abidjan, en Côte d’Ivoire, à l’occasion du Marché des arts et des spectacles africains (Masa). Brahim El Mazned avait découvert Mikea lors d’un voyage à Madagascar. Et cette semaine, il compte bien repérer d’autres talents. « Je voyage aussi pour ça, dénicher des gens. Je ne veux pas choisir les artistes sur catalogue », explique cet amoureux de la musique africaine, seul directeur artistique d’un festival marocain à s’être déplacé à cette édition du Masa, la première depuis 2007, date de la fin du conflit militaire dans le pays.
Voyageurs du son
Après avoir pris des nouvelles du musicien, Brahim se dirige vers le restaurant du Masa, qui se tient sur l’esplanade du Palais de la culture, à proximité de la lagune. Il y rejoint son compatriote, Aadel Essaadani. Ce militant et professionnel de la scène est depuis peu président d’Arterial Network, large réseau africain de personnes et de structures engagées dans le domaine culturel. Les organisateurs du Masa ont profité de sa présence pour lui donner la parole lors d’une conférence sur l’économie de la culture. Brahim et Aadel se mettent à table – poulet braisé et bananes plantain frites pour tout le monde – en compagnie de leur ami Mamou Daffé. D’origine malienne, ce dernier dirige le Festival sur le Niger qui accueille chaque année des milliers de spectateurs. Au cours du dîner, les trois parlent financements, politiques publiques, marché de la culture… Plus tôt que les autres, Aadel quitte la table. Il doit préparer son intervention du lendemain.
Non loin de là, les membres du groupe Ribab Fusion et les musiciens de Mehdi Nassouli s’apprêtent à faire la fête malgré la forte chaleur. Abidjan, hub économique ouest-africain, est aussi connue pour ses soirées. Les deux groupes d’Agadir ont été conviés au Masa, où ils jouent notamment pour la soirée d’ouverture et de clôture. Nassouli et son groupe auront la chance de partager la scène avec Alpha Blondy devant quelque 30 000 personnes au Stade Félix Houphouët-Boigny. « Je les ai poussés à poser leur candidature, explique El Mazned, car ici ils peuvent rencontrer de nombreux artistes et professionnels qui organisent des évènements importants en Afrique ». Le directeur artistique de Timitar regrette « qu’il n’y ait pas plus de synergie en Afrique. Un album marocain pourrait être enregistré à Dakar ou à Abidjan, il y gagnerait une sonorité un peu différente ».
Africanité sous-estimée
Des voyages de ce genre en Afrique, Essaadani et El Mazned en font plusieurs par an. « Par tradition, les Marocains regardent plus vers le Nord que vers le Sud, alors qu’il y a une dynamique importante sur le plan culturel, des rendez-vous majeurs que nous ne devons pas rater », s’exclame El Mazned, qui déplore « une présence artistique marocaine très timide en Afrique ». Et d’ajouter : « Une présence marocaine renforcée est attendue de la part des acteurs culturels africains ». El Mazned sait de quoi il parle. Peu de temps avant d’embarquer pour Abidjan, il a rencontré au Maroc Maurice Bandaman, ministre de la Culture ivoirien. Essaadani, de son côté, plaide partout où il pose ses valises pour « un développement culturel africain qui accompagne le développement humain ». A ses yeux, « les pays africains partagent des ressemblances et seraient inspirés de traiter ensemble leurs soucis plutôt que de greffer des solutions extérieures ». Pas question pour lui de vendre une « expertise marocaine » ou « de s’en tenir aux seuls intérêts marocains », il préfère défendre « l’intérêt commun ».
La passion et le réseau
En habitués, les deux hommes croisent beaucoup de connaissances entre l’hôtel et le Palais de la culture. Ils se débrouillent aussi pour prendre langue avec ceux qu’ils ne tutoient pas encore : cadres de l’Organisation internationale de la francophonie, représentants du label Universal Music, des éditions musicales de RFI, militants culturels… Le temps leur est compté. Les rencontres s’enchaînent, les réunions suivent les conférences. Leurs ordinateurs portables à portée de main, Essaadani et El Mazned transforment les cafés en lieux de rencontres et de discussions. Obligés d’optimiser leur temps de séjour, Brahim et Aadel n’en oublient pas moins leurs passions respectives. Aadel se renseigne sur les scènes de jazz, tandis que Brahim pose des questions sur les hauts lieux du coupé décalé. Lorsque le groupe éthiopien de jazz Addis Acoustic Project descend de scène après une prestation de haut niveau, Essaadani, qui a tenu des clubs de jazz en France et au Maroc, se rue dans les coulisses : échange de poignées de main, présentations, il récupère la démo du groupe et donne sa carte. Essaadani et El Mazned prennent aussi le temps de faire une halte à la halle aux livres du Masa. Ils y achètent un petit ouvrage, L’Afrique au secours de l’Afrique, plaidoyer pour un développement solidaire et autonome.
Le jour du départ, Brahim El Mazned participe à un « speed meeting ». Alignés, des producteurs et des diffuseurs de tout le continent reçoivent à la chaîne des artistes et professionnels ivoiriens. El Mazned fait figure de pro. Cartes de visite à sa droite, dépliants à gauche, il enchaîne les discussions à un rythme soutenu. « C’est ça le but de ce marché, commente Koné Dodo, programmateur en charge de la musique au Masa. 200 professionnels et plus de 2000 artistes de 35 pays d’Afrique se déplacent, se rencontrent. En plus d’échanger leurs expériences, ils repartent avec de solides contacts pour organiser des évènements culturels, toujours plus porteurs et, si possible, avec des dépenses toujours plus rationalisées ». Encourager la circulation des artistes, des moyens humains, des compétences, tel est le credo du Masa, partagé par Essaadani et El Mazned.
Tous deux profitent de l’occasion pour promouvoir des évènements marocains dont ils sont les chevilles ouvrières. En novembre 2014, El Mazned organisera à Rabat un grand marché similaire, qui sera le premier évènement du réseau Visa For Music dont il est directeur et fondateur. Les buts sont clairs : « Renforcer les rapports Nord-Sud et Sud-Sud dans le secteur culturel, promouvoir la mobilité artistique, promouvoir les musiques d’Afrique à travers le monde ». Seront présents des professionnels, des institutions, des médias et des artistes pour une série de formations, débats et networkings. De son côté, Aadel sera l’un des artisans de la Conférence sur l’économie créative organisée par Arterial Network à la même période, et qui verra débarquer des acteurs culturels de tout le continent à Rabat.
La culture, parent pauvre
Dans la nuit du 5 au 6 mars, Aadel et Brahim bouclent leurs valises. Ils partagent un dernier repas avec leur ami José Da Silva, producteur phare au Cap Vert, qui a entre autres participé à la carrière de Cesaria Evora. Ensemble, ils discutent de la principale dépense de tout organisateur d’évènements : les billets d’avion. Et du problème des droits d’auteur, un souci pour lequel Aadel Essaadani et José Da Silva s’activent particulièrement. La route de l’aéroport est encore bordée par des affiches publicitaires souhaitant la bienvenue à Mohammed VI. Le roi était en visite de travail quelques jours auparavant et a prolongé son séjour pour accueillir le président Alassane Ouattara, de retour dans son pays le 2 mars après plusieurs semaines d’hospitalisation en France. Les rencontres au sommet règlent le tempo économique et donnent le la des relations politiques et diplomatiques. La culture reste le parent pauvre. Alors, dans le rôle d’ambassadeurs d’un Maroc de la culture, non officiel et désintéressé, El Mazned et Essaadani parcourent le continent.
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