Phénomène. Sina, celle qu’on aime détester

Par Ayla Mrabet

S’illustrant sur Internet, la jeune chanteuse autoproclamée cristallise la haine des Marocains. De la réputation sulfureuse qu’elle se bâtit, la starlette n’en retient que la célébrité.

Née de l’union étrange d’un manque flagrant de talent et d’une effronterie trempée dans le vitriol, Sina n’est pas simplement l’incarnation de la célébrité soudaine, escarpée et violente, à l’ère d’Internet. Un premier clip, mis en ligne sur YouTube en juin dernier, regardé plus de deux millions de fois, a lancé les hostilités et nourri la notoriété de la jeune Marocaine, passée du statut de star autoproclamée à personnalité médiatique, portant en elle, envers et contre tous, la conviction absolue, inébranlable et profonde, de son génie et de sa singularité.

Entre mythe et réalité

Avant d’accepter de nous accorder un entretien, Sina veut être rassurée : a-t-elle affaire à des journalistes ou à des « haineux » qui veulent la piéger ? Passée la paranoïa du premier contact, elle accepte de jouer le jeu, derrière son écran. Sur Skype comme sur Facebook, la jeune Marrakchie jongle entre les avatars et les faux noms. Elle dit s’appeler Ibtissam, Sara, Kamilya, des prénoms qu’elle s’octroie selon ses humeurs. Elle affirme être née en 1990, puis en 1988, avoir un père colonel et une éducation militaire, fait des études d’hôtesse de l’air  avant de travailler dans le monde de la nuit.  Nébuleux, son parcours est empreint de mythes qu’elle se crée et façonne, au gré des personnes à qui elle s’adresse.  Comment gagne-t-elle sa vie ? « Je suis relax, je vis la liberté, j’ai assez d’argent pour aller en vacances ». Comment finance-t-elle ses clips ? «?C’est moi qui fais tout, j’achète mon matériel et je monte moi-même mes vidéos avec ma petite cousine, mais c’est dur, les logiciels ». Elusive quand il s’agit de répondre à des questions concrètes, Sina est intarissable au sujet de sa vision du monde et d’elle-même. « Je ne veux pas être une star, je suis née star », tonne-t-elle.

Manipulation assumée

Vexée qu’on lui demande si sa démarche artistique est sérieuse, elle en profite pour assurer que son « don de Dieu pour le chant » n’est que la partie émergée de l’iceberg : « Je suis une artiste pluridisciplinaire. J’ai énormément de qualités. Non seulement je suis cinéphile, mais j’écris aussi des scénarios.» Sina est fascinante. Elle ne se démonte pas, oscille entre clairvoyance et délire avec un naturel déconcertant. « Je sais que les gens se moquent de mon français, personne n’est parfait. Ce n’est pas un problème pour moi. Il y a plusieurs formes d’intelligence. Il y a des gens brillants qui n’ont aucune personnalité. Ce n’est pas simplement une question d’éducation », philosophe-t-elle. Quant à ceux qui la noient d’injures sur Internet, elle déclare?: « C’est moi qui les manipule et les pousse à m’insulter. Je le fais en connaissance de cause. En choisissant un style qui ne soit pas marocain, une langue qui n’est pas la mienne, et des vêtements qu’ils estiment affriolants, je me suis imposée à eux. Ça les rend fous de voir une Marocaine comme moi. Mon but, ce n’est pas d’être respectée à travers ma marocanité ou ma religion ». Chanteuse amateure, marionnettiste professionnelle.

« Mon islam à moi, c’est peace, salama, f’hemti ? », développe Sina. « En face de moi, je n’ai que des ignorants sauvages qui veulent faire du mal aux autres ». Peu portée sur la nuance, sa théorie, appuyée de hadiths et de lieux communs, est simple : elle n’acceptera jamais les critiques et les attaques ad hominem, parce qu’elle n’a pas de leçons à recevoir de gens bourrés de complexes et pétris de contradictions.

« Je suis un oignon »

« En quoi fais-je honte à mon pays ou à ma religion ? Détourer mes photos et mettre la tête d’un animal à la place de la mienne, c’est ça l’islam ? Ces gens-là, je ne leur dois pas le respect », assène-t-elle. Son autosatisfaction, pourtant, la confine dans un narcissisme aveugle, où ses congénères, selon elle, font d’elle une artiste incomprise. « Les étrangers me traitent comme une «queen», wallah. Ils m’encouragent, tandis que les Arabes (sic) me prennent pour une folle. Je suis un oignon mis devant les yeux des Marocains ».

A en croire Sina, la haine à son encontre est cantonnée au virtuel. « Si j’ai peur dans la rue ? Mais ça ne va pas la tête ? », houspille-t-elle. Sortie du défouloir Internet, Sina ne semble rencontrer, dans la vraie vie, que des fans. « On me demande poliment de poser pour des photos, on chante mes chansons, on me dit qu’on m’adore et qu’on aimerait me ressembler, ou du moins, avoir mon courage. Les insultes ne fusent jamais », assure-t-elle. On lui parle aussi, parfois, de son happening détonant au Festival du film de Marrakech, il y a quelques années. Sina, sur son scooter, avait réussi à déjouer la sécurité du festival et à rouler sur le tapis rouge. « C’était le soir où il y avait DiCaprio », raconte-elle avec fierté. « C’est la seule star dans laquelle je me reconnais. On a la même personnalité », professe-t-elle.

Sina digresse, puis revient à sa vie d’aujourd’hui. Elle nie toutes rumeurs selon lesquelles elle s’est déjà fait agresser, et que ce serait tout de même bête de se faire rosser pour avoir osé danser et chanter. Puis elle s’enflamme, et conclut sans transition : « Vive le roi Mohammed VI, qui nous a permis de vivre dans un pays qui ne souffre pas de l’insécurité ! ».

Réactions. Pourquoi tant de haine ?« Je suis une promesse de possibilités », écrivait Heidegger. Sina, avec ses propres moyens et référentiels, fait valoir aux yeux du Web le potentiel qu’elle s’adjuge. Son assurance, brute et cousue de fil blanc, fascine autant qu’elle horripile. « Elle est à la fois bourrée de confiance en elle et dénuée de talent », résume Faty, jeune internaute de 25 ans. « On s’attaque à Sina car elle ne prêche rien à part elle-même », ajoute-t-elle. Pour le rappeur Mobydick, « des filles comme Sina, il y en a partout au Maroc. Si les gens sont autant en rogne, c’est que dans ce pays, ce qui se passe dans nos rues n’a rien à voir avec ce qu’on voit sur nos écrans.?» ?Le psychiatre et psychanalyste Jalil Bennani, lui, explique que « le seul fait de jouer à la femme redoutable peut bousculer les traditionalistes », ceux-là mêmes qui réagissent massivement à toute action non orthodoxe ou normative enclenchée par les jeunes. Et de conclure : « Le seul atout de Sina, c’est peut-être de bousculer les lignes, par rapport à l’image figée de la femme. Sauf qu’il faut bien le dire, elle le fait par le bas ».[/encadre]