Thriller. Pour Petros Markaris, le polar est le meilleur moyen d’ausculter la société. Dans sa Trilogie de la crise, il observe avec ironie une Grèce corrompue et pillée tant par ses élites que par la Troïka.
Il est rare qu’un assassinat ressemble à une mission de service public. Petros Markaris, fort d’une demi-douzaine de romans et de nouvelles policières, plonge son Commissaire Kostas Charitos, et accessoirement ses lecteurs, au cœur de ce paradoxe. Dans sa Trilogie de la crise, entamée en 2010 et dont les deux premiers tomes ont été traduits en français, le mot d’ordre serait à première vue : « A mort les banquiers, les fraudeurs fiscaux et les élites corrompues ! » Mais pour Charitos, la cinquantaine, « lent, ringard et chiant » de son propre aveu, qui a assisté à la torture des prisonniers de gauche sous la dictature des Colonels mais est ami d’un communiste, pas question de se réjouir. Détester oui. Assassiner non. Et des meurtres, il en a plein à résoudre, flanqué de Stavropoulos le médecin légiste, de Stathakos, son rival obsédé par la piste terroriste, et de la jolie Koula, as des réseaux sociaux.
« Robin des banques »
Dans Liquidations à la grecque (paru en Grèce en 2010), Markaris ouvre le bal des assassinats avec une exergue empruntée à L’Opéra de quat’sous de Brecht : « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? » Le choix des victimes, décapitées à l’épée, indiquerait plutôt la seconde catégorie : Nikitas Zissimopoulos, gouverneur de la Banque centrale, Richard Robinson, directeur général de la First British Bank, Henrik De Mor, dirigeant néerlandais de l’agence de notation et Kyriakos Fanariotis, directeur de Cash Flow Recouvrements. Des gens que personne ne pleure, ni leur famille, ni leurs clients – des pauvres qui ne sont pas en mesure de payer leur emprunt et subissent un « martyre » : coups de fil toutes les demi-heures, menaces de mort adressées à leurs enfants… Or il apparaît assez vite que l’argent n’est pas le mobile du tueur, qui inonde la ville d’affiches et d’autocollants avec ce message : « Ne payez pas vos dettes aux banques ! » Le message devient évidemment très populaire et son auteur est surnommé le « Robin des banques ». « Bientôt nous aurons des manifs en faveur de l’assassin et nous enverrons les forces antiémeutes rétablir l’ordre », s’inquiète Charitos, qui a du mal à comprendre ce que veut dire la lettre D épinglée sur les cadavres, à remonter les cascades de sociétés offshore aux Îles Caïman et à Chypre, et à établir le lien entre les crimes et certains sportifs de haut niveau, sauf à se rappeler que « l’argent inonde le sport, avec la pub et les parrainages des multinationales qui produisent des articles de sport ».
A mort les fraudeurs
Dans Le Justicier d’Athènes (initialement paru en 2011), aux meurtres s’ajoutent les suicides, plus déchirants les uns que les autres, en cette période de « purge intensive que nous inflige la Troïka » (le trio infernal FMI, Banque centrale européenne et Union Européenne). Quatre retraitées sans famille (« quatre retraitées en moins, cela vous aidera à mieux vivre »), un couple d’amoureux qui n’arrive pas à s’établir et un commerçant criblé de dettes mettent fin à leurs jours. Même Katérina, la fille de Charitos, avocate mal payée, envisage de s’exiler, tant « ce pays ne me donne rien ». Là, le tueur s’en prend aux fraudeurs fiscaux et à ceux qui ont profité de leurs relations dans l’establishment politique : Athanassios Korassidis, grand chirurgien, Stylianos Lazaridis, professeur d’université et conseiller de la Global Internet System, Loukas Zissimatos, ancien syndicaliste reconverti dans les éoliennes, et Theodoros Karadimos, directeur d’un réseau d’écoles privées, un « pur produit du système » qui obtenait des prêts des banques « sans jamais les rembourser, alors que les mêmes banques refusent quotidiennement les prêts les plus modiques à des PME ». Tous, exécutés à la ciguë, « comme Socrate », avaient reçu une lettre, publiée également en ligne, leur rappelant la somme qu’ils devaient à l’Etat. Un homme est épargné : celui qui a payé ! Stupéfaction de Charitos : « En principe, les assassins tuent pour de l’argent, les mafieux par exemple, ou pour se venger, ou par désespoir. Mais tuer pour collecter les impôts de l’Etat grec ! » Avec près de 8 millions d’euros récupérés, le « percepteur national » devient vite une star : des enthousiastes manifestent pour qu’il soit nommé ministre des Finances et organisent une collecte pour le dédommager de ses risques. Les journalistes s’interrogent : « Les citoyens ne vont-ils pas se demander demain si l’Etat n’aurait pas besoin d’un assassin pour collecter les impôts et cesser de pourchasser seulement les gens honnêtes qui paient ? ». Pourquoi, enfin, ces références à la Grèce antique ?
Faillite des idéaux
Quant au troisième tome, Pain, éducation, liberté, paru en 2012 et dont on attend avec impatience la traduction, il reprend pour titre le slogan des étudiants de Polytechnique d’Athènes, dont la révolte en novembre 1973 avait précipité la chute des Colonels. Nous sommes en janvier 2014, la Grèce est revenue à la drachme et tout le monde lutte contre la baisse de ses revenus. Un mystérieux assassin s’en prend à cette génération qui s’était battue pour la démocratie et a renié ses idéaux…
La trilogie de Petros Markaris dresse un bilan sombre de la situation en Grèce. La crise, c’est le pessimisme : « Autrefois on disait, le salaire plus les primes. Aujourd’hui, on a le salaire moins les coupes ». C’est le chômage, l’exil, l’immigration clandestine, le racisme, les pistons, la corruption, etc. Ce sont les montages économiques, des sociétés offshore aux hedge funds, en passant par les dysfonctionnements fiscaux, auxquels s’initie Charitos, dictionnaire en main. C’est l’argument du terrorisme, « un bon truc pour jeter de la poudre aux yeux, maintenant que vous avez fait sombrer le pays corps et biens ». C’est enfin les pressions des pays riches sur un pays ruiné et discrédité, dépossédé de sa souveraineté. Avec virtuosité, Petros Markaris fait le tour du problème, tout en livrant des textes palpitants et drôles, portés par un antihéros dans la veine de vos Colombo préférés. Bref, une écriture puissante et efficace. Et puis, toute ressemblance avec d’autres pays dans des situations similaires n’est absolument pas fortuite…
L’auteur Petros Markaris, un vrai Indigné On lui doit des chefs d’œuvre. Petros Markaris est né à Istanbul en 1937, d’un Arménien et d’une Grecque. Cosmopolite, quadrilingue, il a traduit Goethe et Brecht en grec, s’est illustré au théâtre puis dans le polar, avec son commissaire Kostas Charitos, antihéros du Che s’est suicidé (Seuil, 2007) ou de L’Empoisonneuse d’Istanbul (Seuil, 2010). Scénariste de Théo Angelopoulos, il a signé les scénarii des sublimes Le Regard d’Ulysse (1995, Grand Prix du Festival de Cannes) ou encore de L’Eternité et un jour (1998, Palme d’Or à Cannes). Ses livres sont traduits en plusieurs langues. |
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