Mohamed Melehi. La patine du temps

A 77 ans, Mohamed Melehi a toujours la passion artistique d’un jeune homme et son œuvre n’a pas pris un grain de poussière. Retour sur un demi-siècle de peinture à l’occasion de l’exposition “De Tanger à Tanger”, à la Galerie Delacroix.

A priori, rien ne différenciait l’enfant d’Assilah de ses congénères. “Tous les enfants du monde dessinent”, se plaît-il à signaler, pour briser la tradition des parcours hors normes que s’accordent certains artistes. Né en 1936, sa vocation, il la découvre dès son plus jeune âge : “J’étais entouré par un univers de photographies et de dessins, où même l’identité visuelle des boîtes de chocolat espagnoles me fascinait”. Et ce n’est pas l’école qui aura raison de cet enchantement. Il finira d’ailleurs par en déserter les bancs : “Je ne suis pas contre l’école, mais je n’aime pas la discipline imposée. Il faut que l’enfant fasse un peu son enseignement. Le mien était le dessin et la peinture”. Bien des années plus tard, en 1953, il intègre l’École des Beaux-Arts de Tétouan. En 1955, diplôme en poche, il entreprend un tour du monde initiatique : à Rome il étudie la sculpture, à Paris la gravure, puis il s’envole vers l’Espagne et les États-Unis.

Second souffle

De retour au bercail, il enseigne à l’École des Beaux-Arts de Casablanca, à partir de 1964. Le Maroc d’alors bouillonne et les arts sont interrogés sur leur rôle dans la société. “L’artiste ne résout pas les problèmes de la cité, mais nous sommes faits d’esprit, et nous nourrissons l’esprit d’idées. Quand une société abandonne ses rêves, elle devient figée”. Dans la foulée, Melehi fait la connaissance d’un jeune poète marocain, militant pour la culture. “J’ai rencontré Abdellatif Laâbi peu après mon retour au Maroc. Il s’est adressé à moi en me demandant de lui dessiner la couverture de Souffles. C’est une chance qui n’arrive pas tous les jours”. Il accepte. C’est  le début d’une collaboration active, dans cette “revue-forum de tous les intellectuels du pays, portant les idées des uns vers les autres”. Peu à peu, Melehi prend ses distances avec le groupe, à l’instar d’autres collaborateurs de la revue. “Avortée”, dira-t-il de l’expérience Souffles car, pour lui, “Laâbi aurait dû faire un travail de formation et de civilisation, en s’éloignant de la frénésie politique”. De Laâbi, il garde le souvenir d’un “bon poète qui, hélas, s’est laissé emporter par l’idéologie”. 

En 1968, Melehi réalise une sculpture géante pour les Jeux Olympiques de Mexico. L’année suivante, il organise avec les peintres Belkahia, Chebaâ et Hamidi une exposition en pleine place Jamaâ El Fna. Acclamés par le public et les critiques, les quatre artistes s’érigent en chefs de file de l’art contemporain naissant au Maroc. La même année, Melehi abandonne son poste d’enseignant à l’École des Beaux-Arts de Casablanca, estimant avoir transmis tout ce qu’il avait à donner, et désireux de s’investir entièrement dans sa carrière personnelle.

Mouvement perpétuel

A partir des années 1970, commence pour Melehi une période féconde. “C’est sans doute à ce moment-là que mon discours a été le plus cohérent, du fait de la continuité au jour le jour de ma production”. En 1978, il fonde avec le futur ministre des Affaires étrangères, Mohamed Benaïssa, l’Association culturelle Al Mouhit, qui organise la même année le Moussem culturel international d’Assilah. Melehi réalise, à cette occasion, des fresques murales dans sa ville natale. Il récidive plus tard, sur les murs de l’hôpital psychiatrique de Berrechid. Au cours de ses voyages, il a glané techniques et démarches qui lui permettent de se construire des perspectives plurielles : “Après avoir parcouru styles et idées, je suis aujourd’hui  dans une situation de régurgitation.  Je reprends des discours que j’ai déjà eus et je les réécris dans mon travail”. Toutefois, le peintre s’éloigne de la stagnation prônée par certains courants et mouvements artistiques : “Fonder un mouvement est un acte de discipline religieuse. Le credo, c’est ‘je fais un tel travail, et je le ferai jusqu’à ma mort’. Mais de  nos jours, le peintre n’est plus assujetti à la logique de ces  mouvements”.

Prônant l’éloignement de “l’obsession de la toile et de l’atelier” pour “agir en tant qu’artiste, quelle que soit la discipline”, Melehi a endossé plusieurs casquettes : en 1972, il fait  partie des peintres qui ont fondé l’Association marocaine des arts plastiques (AMAP), qu’il présidera de 1976 à 1982. En 1985, il est nommé directeur des arts au ministère de la Culture, poste qu’il occupera jusqu’en 1992. Durant cette période, Melehi tente “d’organiser les familles créatrices, les dramaturges, les musiciens, les peintres ; de développer les infrastructures artistiques, en dotant les villes d’espaces appropriés”. Il échoue et doit notamment abandonner le grand projet qui lui tenait particulièrement à cœur, celui d’un musée royal des arts.

Un artiste au Affaires étrangères

Il reprend la peinture peu après, organise quelques expositions et reçoit un hommage, en 1995, de l’Institut du monde arabe à Paris. En 2001, son ancien compère, le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Benaïssa, fait bizarrement de lui son chef de cabinet… En 2003, Melehi est réélu président de l’AMAP. Durant son mandat, il essuie quelques crises : en 2009, quatre tableaux offerts par l’association à  l’hôpital Ibn Sina disparaissent car ils ont été revendus par le directeur du service de pédiatrie. “Il y a une anarchie dans le commerce de l’art au Maroc. Le métier n’est pas régularisé. Parfois, ça ressemble à une joutya”, se plaint-il.  Pour y remédier, Melehi place ses espoirs dans le très attendu Musée des arts contemporains de Rabat : “Les maisons de vente travaillent sans critères artistiques. Ce musée servira de mètre étalon pour les œuvres marocaines. Il jouera un rôle important aussi bien pour nous, artistes, que pour le public”. Et d’ajouter : “Je crois que le Maroc n’est pas nouveau dans l’art, et l’Occident commence à reconnaître le statut des artistes marocains”. Un musée permettra donc de “saisir l’histoire artistique de notre pays  dans sa continuité”. Melehi, lui, y entrera par la grande porte. En témoigne déjà la sélection de son œuvre Pulsation, exécutée en 1964, pour intégrer la collection permanente du Centre Georges Pompidou à Paris.

Mouvement. Peintres hors les murs

Mohamed Melehi fait partie, avec Belkahia, Chebaâ et Hamidi, de la première génération de peintres contemporains marocains. L’École des Beaux-Arts de Casablanca, où ils ont enseigné, devient à partir de 1955 un laboratoire d’idées et une référence dans la formation plastique dans le royaume. Épaulés par les intellectuels de l’époque, Melehi et ses compères mènent la réflexion sur le statut des arts et de l’artiste au Maroc. Le coup d’envoi d’une nouvelle approche de l’art, plus accessible et plus proche du public, sera marqué par leur exposition place Jamaâ El Fna, en 1969, dont Melehi dira : “Nous voulions faire naître un débat, pour que la charrue cesse d’être mise avant les bœufs… D’autres manifestations ont suivi, dans les lycées, sur les places publiques, pour vulgariser l’art, éviter qu’il ne reste l’apanage d’une société aisée, cantonnée dans ses certitudes, et inciter d’autres artistes à se prostituer un peu moins”.

 

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