Exonérés depuis 1984, les grands exploitants agricoles devront passer à la caisse l’année prochaine. Mais le dispositif proposé par le gouvernement est décrié par le lobby des grands exploitants qui tentent de l’alléger. Zoom sur une bataille qui semble perdue d’avance.
Le roi l’a dit, le gouvernement l’a fait. L’exonération des activités agricoles qui courait depuis les années 1980 touche à sa fin. Dans son projet de Loi de Finances 2014, l’équipe Benkirane a concocté tout un dispositif pour faire entrer le secteur agricole dans le rang des contribuables. Un arsenal de mesures qui ne fait pas l’unanimité parmi les professionnels du secteur “Nous sommes pour la solidarité nationale, et les agriculteurs doivent participer en payant leurs impôts. Mais le dispositif qui est proposé est juste inapplicable, pour la simple raison qu’il n’y a pas eu de concertations avec les professionnels. Nous avons appris l’existence de ce dispositif fiscal dans la presse, comme tout le monde”, tonne d’emblée Ahmed Ouayach, président de la Comader, une confédération qui représente plus de 160 associations agricoles. Même son de cloche du côté de Omar Mounir, vice-président et porte-parole de la Fédération interprofessionnelle des fruits et légumes (FIFL) : “La taxation des activités agricoles telle que présentée dans le projet de Loi de Finances va tuer l’investissement dans le secteur et mettre à mal la compétitivité du Maroc à l’international”. Notre homme, qui est également l’un des grands exploitants agricoles de la région du Souss, se sent concerné au premier chef par ce projet. “Ce sont les producteurs de fruits et légumes qui sont visés en premier lieu par cette mesure. Et ce sont ces producteurs qui alimentent le pays et font du chiffre à l’export”, critique Omar Mounir.
Le pack fiscal
Le dispositif proposé par le gouvernement est pourtant très light. Il prévoit une progressivité de la taxation sur sept ans. En 2014, seuls les exploitants qui génèrent plus de 35 millions de dirhams de chiffre d’affaires seront soumis à l’impôt, avec un IS réduit à 17,5% et un IR préférentiel de 20%. Plus les années passeront et plus le plafond du chiffre d’affaires s’abaissera, pour finalement être fixé à 5 millions de dirhams en 2020. Une année qui connaîtra également le passage aux taux normaux de l’IS et de l’IR, signant ainsi la fin d’une exception par rapport aux autres activités économiques. Ce schéma transitoire, qui exclut d’office les petits fellahs, personne n’est contre. Mais c’est au niveau de son application que les choses se compliquent. “La grande majorité des exploitants agricoles n’ont même pas de comptabilité. J’imagine très mal comment on pourra appliquer ce dispositif en 2014”, souligne Ahmed Ouayach, qui pense que l’Etat aurait pu d’abord mener une campagne de sensibilisation ou faire un benchmarking international avant de lancer le dispositif. D’autres professionnels appellent à la mise en place d’un plan comptable spécial pour les activités agricoles, histoire de simplifier le processus.
La fin de Maroc Vert ?
Au-delà de l’IS et de l’IR, c’est l’application d’une TVA de 10% sur le matériel agricole qui crée le plus de tensions. Et pour cause, cette mesure ne pénalisera pas seulement les grands agriculteurs, mais aussi les petits, qui ont le plus besoin de s’équiper et de moderniser leur activité. “Ces mesures fiscales vont tuer l’investissement dans le secteur. Avec un climat social catastrophique, la seule incitation dans le secteur était jusque là la fiscalité. Maintenant que cet avantage va sauter, l’agriculture va perdre toute son attractivité”, soutient le président de la Comader. Certains parlent même de la fin du Plan Maroc Vert, qui tablait au départ sur 100 milliards d’investissements à l’horizon 2020. “Le plan a été bâti autour des incitations fiscales. Et beaucoup d’investisseurs ont construit leur business plan sur cette base”, signale cet exploitant qui préfère garder l’anonymat. Autre argument avancé par les professionnels, et pas des moindres, le démantèlement des grands groupes et son impact sur les capacités d’export du pays. “La fiscalisation va pousser les groupes et autres conglomérats à se fractionner pour échapper au seuil du chiffre d’affaires imposable. Ce sera contre-productif au moment où le ministre de l’Agriculture veut pousser dans le sens de la concentration et de l’agrégation. Comment peut-on attaquer de gros marchés comme celui des Etats-Unis si on est divisés ?”, s’interroge Ahmed Ouayach.
Lobbying et rien
Ces arguments et contre-arguments, les professionnels du secteur en font désormais leur cheval de bataille pour faire tomber le plan du gouvernement ou du moins l’alléger. A la Comader, deux commissions ont ainsi été créées pour défendre les positions des professionnels. Idem au sein de la FIFL, qui a réuni autour d’elle 16 fédérations sectorielles pour faire front commun. Et le lobbying bat désormais son plein. Après une rencontre officielle avec le ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, et le directeur général des impôts, Abdellatif Zaghnoun, place désormais aux rencontres officieuses. “Le monde agricole compte beaucoup de représentants au parlement. Ils peuvent compter sur eux pour assurer le relais et défendre leur cause”, signale ce député qui connaît bien les rouages du lobbying parlementaire, et qui nous confie que certains professionnels n’hésitent pas à menacer de couper l’approvisionnement du marché intérieur. “Si le plan de fiscalisation n’est pas revu, il faudra dès 2018 commencer à importer des tomates, car nous, nous ne serons plus en mesure d’en produire”, prédit le porte-parole de la FIFL, Omar Mounir. L’argument qui tue. Mais rien ne semble pour l’instant faire reculer le gouvernement. Preuve par les amendements présentés par les groupes de la majorité à la commission des finances de la Chambre des députés : aucun changement au niveau des taux, ni des plafonds. Pire, la majorité a même enfoncé le clou en élargissant le spectre de l’impôt à toutes les activités agricoles, intégrant ainsi l’élevage ou encore l’engraissage parmi les activités à taxer. L’opposition elle aussi semble accréditer cette proposition. Le groupe USFP est même allé plus loin en proposant d’accélérer la progressivité de l’impôt, pour toucher dès 2015 toutes les activités agricoles qui génèrent plus de 5 millions de chiffre d’affaires. “Laisser traîner les choses jusqu’en 2020, c’est comme laisser vivre l’exception fiscale. La taxation doit être directe et rapide”, soutient le député socialiste Mehdi Mezouari. Pris entre deux feu, les agriculteurs n’ont décidément qu’une chose à faire : se plier aux exigences du moment. L’équité passe aussi par des sacrifices.
Recettes. Gros sous, petits bénéfices
Combien va rapporter à l’Etat la fiscalisation des activités agricoles ?
Personne ne le sait avec exactitude, même au sein des services du ministère des Finances. Le dernier rapport sur les dépenses fiscales évalue le manque à gagner en termes de recettes fiscales dans le secteur agricole à près de 3,5 milliards de dirhams. Pour récupérer cette somme, il faut attendre au moins l’année 2020, date de la généralisation des taxes agricoles. “S’il table vraiment sur des milliards, c’est que l’Etat rêve en couleurs. Très rares sont les exploitations agricoles qui font des bénéfices”, estime cet opérateur agricole. Cette affirmation, nous avons essayé de la vérifier, en consultant les bilans comptables de quelques grands exploitants du pays. Et le résultat est édifiant. Une société comme Delassus, grand producteur d’agrumes et de tomates, propriété des Bennani Smires, a généré un chiffre d’affaires de 137 millions de dirhams en 2012. Mais côté bénéfice, c’est carrément la dèche, avec un trou de 8,5 millions de dirhams. Autre cas, celui de Suncrops, un des plus grands exportateurs de produits agricoles du pays, qui a réalisé à peine un bénéfice net de 2,5 millions de dirhams en 2012 pour un chiffre d’affaires de plus de… 239 millions. Si ces deux gros calibres échappent de fait à l’IS, qui le paiera alors ? Et dire que le gouvernement espère taxer quelque 400 exploitants…
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