Pour le spécialiste des élites maghrébines, le phénomène est universel : les hommes politiques ne sont jamais si grands que quand ils sont morts ou retraités.
Le Maroc vit un phénomène difficilement quantifiable mais largement palpable : une certaine nostalgie de Hassan II se serait installée dans les esprits. Avez-vous fait le même constat ?
Oui, je pense même que cela est assez ancien maintenant, car rétrospectivement, le Maroc a évité la guerre civile sur le mode algérien des années 1990, et la personnalité de Hassan II a permis au pays de compter sur la scène internationale. J’ajoute qu’en France aussi, les hommes politiques ne sont jamais si grands que quand ils sont morts ou retraités. François Mitterrand et Jacques Chirac sont partis sous les quolibets, puis ont immédiatement reconquis une éclatante popularité… La nostalgie est très naturelle.
Charisme, dimension internationale et art du discours sont-ils le triptyque sur lequel repose le regret que nourrissent certains à l’égard de Hassan II ?
Certainement, mais je crois que son intelligence politique alliée au fait qu’il assumait pleinement son autorité sultanienne et chérifienne ne doivent pas être négligés. Hassan II n’avait pas d’état d’âme, il était pleinement imbu de lui-même et de la pleine et entière légitimité de son autorité. Un père sûr de lui, autoritaire et prêt à tout (la séduction, le cynisme et la brutalité) pour défendre ses prérogatives et son potestas, cela en impose. C’est le Prince de Machiavel, et les peuples préfèrent la force à la faiblesse.
Le Mouvement du 20 février a eu la conséquence parfois insoupçonnée de renforcer le désir d’ordre. En filigrane, certains ont en effet reproché aux autorités d’avoir laissé les gens descendre dans la rue, l’air de dire “Hassan II n’aurait jamais laissé faire ça”. Est-ce une des explications de la “nostalgie Hassan II”, un roi réputé ferme ?
Je ne sais pas car Hassan II n’a pas été confronté à des évènements de l’ampleur du printemps dit “arabe”. Et il est difficile de refaire l’histoire avec des “si”. La vérité c’est que le désir d’ordre est ancien. Dès le départ de Driss Basri, on commençait déjà à regretter sa poigne, à Rabat ou à Casablanca, face à la délinquance croissante. Or il n’y a pas de société libre aujourd’hui dans le monde sans une certaine violence, que ce soit en France ou dans la Russie post-soviétique. D’autre part, le 20-Février n’a pas donné lieu à de terribles dérapages, et il existe de véritables aspirations à plus de libertés dans la société marocaine, il faut bien en tenir compte.
D’autres, au contraire, pensent que Hassan II aurait géré le Mouvement du 20 février en accordant plus de droits dans la nouvelle constitution. Les partisans de cette thèse s’appuient sur l’intelligence politique du roi défunt, capable de mieux lire les changements indispensables. Qu’en pensez-vous ?
C’est certain qu’il y a eu un gros décalage entre les annonces de réforme et les réformes elles-mêmes, qui pour l’instant n’ont pas changé grand-chose à l’organisation et à la répartition des pouvoirs de l’Etat. Sur le fond, il faudra bien un jour que l’Etat central crée de véritables contre-pouvoirs (judiciaires, régionaux ou autres), car sinon, tout lui sera reproché, et à juste titre. La concentration de tous les pouvoirs est commode pour le roi, mais elle n’est pas sans danger pour lui.
La nostalgie éprouvée pour Hassan II n’est-elle pas aussi liée à la politique sociétale progressiste de Mohammed VI (notamment la réforme de la Moudawana) qui a pris le contre-pied de l’orientation traditionaliste du règne de Hassan II ?
Peut-être, mais en dehors de ce texte, les lois et le code pénal n’ont pas changé. Des éléments de charia et le moralisme juridique d’Etat, qui datent à la fois de Lyautey et de Mohammed V, sont toujours en vigueur. On vient encore de le voir dans l’affaire du baiser de Nador, après les affaires de la fête présentée comme homosexuelle ou l’affaire des dé-jeûneurs. Quant à la nouvelle Moudawana, on sait que les juges continuent largement à marier des filles mineures par exemple. Donc le progressisme est à relativiser.
BIO express
1966. Voit le jour à Verdun, en France. 2001. Publie Le Maroc en transition. 2002. Sort deux livres : Formation des élites marocaines ; Histoire du Maroc depuis l’indépendance. 2009. Publie Le Maroc de Mohammed VI : La transition inachevée. 2012. Ecrit Misère de l’historiographie du “Maghreb” post-colonial (1962-2012). |
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