Migration. Back to bled

La crise économique espagnole a frappé de plein fouet les migrants marocains. Pour fuir le chômage et la pauvreté, certains ont décidé de rentrer au pays. Témoignages.

Dans son petit taxi jaune, Abdelmajid porte une moustache, des lunettes de soleil et le souvenir de huit années passées en Espagne. Voici maintenant deux ans qu’il est rentré à Beni Mellal. “A cause de la crise”, assure-t-il. En Catalogne, il était ouvrier bûcheron, avant de perdre son emploi, comme tant d’autres Marocains d’Espagne. Aujourd’hui, c’est sans regret qu’il évoque son départ de l’eldorado ibère, décidément bien flétri. “España de ruina, España khaiba”, commente-t-il.

De 1994 à 2008, l’Espagne a connu une croissance économique ininterrompue, attirant des centaines de milliers de travailleurs marocains. Puis la crise économique est arrivée, et le taux de chômage s’est envolé. De 8,3% en 2007, il est passé à 25% en 2012. Selon le Colectivo Ioé, un centre de recherche espagnol en sciences sociales, cette hausse a été encore plus marquée chez les migrants marocains : de 16,6%, le taux de chômage a grimpé à 50,7%. Aujourd’hui en Espagne, dans près d’un foyer marocain sur trois, aucun membre de la famille n’a de travail. Ce qui s’explique notamment par la nature des postes de travail principalement occupés par les migrants marocains, des emplois de basse qualification, manuels et saisonniers. Cette situation en a poussé plus d’un à rejoindre d’autres cieux à l’économie moins abîmée. Certains ont même décidé de rentrer au pays.

 

Demi-tour !

En janvier 2000, on recensait 173 000 Marocains installés en Espagne. En janvier 2012, ils étaient 783 000. Mais la dynamique semble s’inverser. Ces dernières années, le nombre de Marocains s’installant en Espagne a considérablement chuté, pendant que le nombre de retours au pays augmentait légèrement. Dans une étude socio-statistique publiée en mai 2012, le Colectivo Ioé fait état d’“un solde négatif dans les flux migratoires entre le Maroc et l’Espagne, sans précédent dans les dernières décennies”. Ainsi, en 2011, quelque 41 000 Marocains auraient rejoint l’Espagne, quand près de 63 000 l’auraient quittée.

Habib El Ammari fait partie de ces migrants de retour. Parti en 1999 en Espagne, il s’est résolu, début 2012, à rentrer à Beni Mellal. La faute à la crise économique, qui a fait couler le commerce qu’il tenait à Alicante. Un magasin d’alimentation couplé à un cybercafé, qui “marchait bien” jusqu’à fin 2009, quand les ventes ont commencé à baisser. “En 2010, ça a été très juste : on arrivait tout juste à payer les frais. Et en 2011, on ne pouvait plus y faire face”, confie-t-il aujourd’hui. “Il y a même des Espagnols qui venaient me demander de leur donner à manger.” Puisque, “hamdoullah”, il possédait une maison à Beni Mellal, Habib El Ammari a pu y ouvrir un snack, grâce auquel il fait vivre sa famille, et parvient même à envoyer de l’argent en Espagne, pour payer les traites du crédit immobilier de sa maison espagnole.

 

Reconversion fellah

Habib El Ammari s’en sort donc bien. Son histoire ressemble à celles de tous ces MRE rentrés au Maroc pour investir, dans une station-service, un restaurant, un café… Mais tous les migrants de retour ne connaissent pas la même success story, surtout quand ils ont débarqué au bled sans pécule à investir. “La principale difficulté, c’est l’insertion dans le marché de l’emploi, notamment pour ceux qui n’ont aucune qualification”, indique Brahim Chahbani, président de l’association mellalia Carrefour de Développement, qui aide les migrants rentrés volontairement ou expulsés d’Europe à se réintégrer à la société marocaine. “Aujourd’hui, on vit le côté négatif de l’émigration : des familles qui sont rentrées sans trouver de travail, ni rien.”

De retour à Fqih Ben Salah en avril dernier, Fouad, 31 ans, s’est reconverti en fellah. Il s’occupe des maigres terres et des quelques vaches que possède sa mère. Songe-t-il à retourner en Espagne ? “S’il n’y a pas de travail, à quoi bon ?”, répond-il, en se remémorant sa petite décennie de vendeur sur les marchés de Palma de Majorque (Îles Baléares). C’était avant que n’arrive la crise, et que “les gens n’achètent plus”. Ses dernières années en Espagne, il les a passées à la Rioja (nord), à essayer de travailler dans l’agriculture. “C’était difficile. Je ne travaillais que 15 jours en deux mois.”

 

Transferts en baisse

A Beni Mellal, l’impressionnante concentration de guichets de Western Union témoigne de l’importance des transferts de fonds des MRE dans l’économie de cette région traditionnelle d’émigration. Au début de la crise, le montant des transferts venus d’Espagne a connu une baisse vertigineuse, passant de 8,4 milliards de dirhams en 2007 à 5,8 milliards en 2009. Aujourd’hui, ce sont parfois les émigrés qui doivent demander de l’aide à leur famille. A Beni Mellal, plusieurs acteurs locaux affirment que des familles de la région envoient de l’argent en Europe pour aider leurs proches à payer leur loyer et se maintenir sur l’autre rive de Gibraltar.

A Fqih Ben Salah, Tarek, 44 ans, tout juste rentré d’Espagne, profite de l’hébergement de sa famille. “Ici, il y a moins de frais : pas d’électricité, pas d’eau à payer. Plutôt que de passer un mois là-bas sans travailler avec un loyer à payer, autant passer du temps avec la famille”, explique-t-il. S’il est fatigué des “patrons voleurs qui te font travailler pour 10 euros par jour”, il ne sait pas encore si son retour au Maroc est définitif. “Si les choses s’améliorent en Espagne, j’y retournerai peut-être.”

 

Le rêve n’est pas mort

Depuis la crise, d’autres Marocains d’Europe multiplient les allers-retours entre les deux rives. Le jeudi, à Ouled M’Barek, village situé à une dizaine de kilomètres de Beni Mellal, ils sont des dizaines dans leurs voitures ou leurs fourgons immatriculés en Espagne et en Italie, à vendre tout un bric-à-brac de marchandises hétéroclites, achetées ou récupérées en Europe. Cela va du grille-pain à la télévision, des chaussures à la perceuse, en passant par la cuillère à soupe et les vêtements. “Avant, je travaillais dans la construction, mais aujourd’hui, il n’y a plus de travail”, témoigne Aziz, en expliquant que c’est grâce à ce business bancal qu’il parvient à payer son loyer et à faire vivre sa femme et ses enfants, restés en Espagne.

 Ce spectacle désolant, bien loin de l’image traditionnelle de l’émigré revenant l’été comme une star avec sa voiture et une foule de cadeaux, signe-t-il la fin du rêve européen chez les jeunes déshérités de la région ? “Non, répond Giulia Pezzato, de l’ONG italienne Progetto Mundo, qui œuvre dans la région pour la prévention de l’immigration illégale et irréfléchie des jeunes mineurs. Je n’ai pas l’impression que la crise ait changé grand-chose. La déperdition scolaire reste forte, et l’impression de ne pas pouvoir s’en sortir ici est toujours présente.” A Beni Mellal, le rêve d’ailleurs est plus fort que la crise espagnole.

 

 

Enfants de migrants. Le mal du pays

Quand on ne parle pas français, qu’on ne parvient pas à déchiffrer l’alphabet arabe, et qu’on a suivi un programme scolaire radicalement différent, comment peut-on s’intégrer à l’école marocaine ? Pour les enfants de migrants rentrés d’Espagne et d’Italie, l’insertion au Maroc est difficile, d’autant qu’elle s’ajoute au choc émotionnel lié au fait de quitter le pays dans lequel ils ont grandi, et où ils avaient leurs amis. Dans le snack que son père vient d’ouvrir à Beni Mellal, Ayoub, 17 ans, dont 13 passés en Espagne, broie des idées noires. “Depuis que je suis arrivé au Maroc, tout ce que j’avais planifié est parti en fumée”, se désole le jeune homme, qui a dû abandonner sa formation de mécanicien, à trois mois de son terme. “Ici, je reste à la maison, je ne fais rien de mes journées”, se lamente-t-il. Le Maroc pendant les vacances d’été, il aimait bien, mais y vivre à l’année, non, il “n’arrive pas à [s]’habituer”. Dès qu’il aura 18 ans, c’est décidé, il retournera en Espagne. Crise ou pas crise, ce pays est le sien.

 

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