L’assassinat de Chokri Belaïd le 6 février a provoqué une crise politique profonde au pays du jasmin. Désormais, un véritable bras de fer oppose Ennahda aux autres partis sur la question cruciale de la Constitution et de la nature de l’Etat tunisien. Le point.
Samir Taïeb, député du groupe démocrate et membre de la commission sur les pouvoirs exécutif et législatif, déplore qu’ “Ennahda s’obstine à revendiquer en plénière un régime parlementaire intégral, alors qu’au sein de la commission, où elle est minoritaire -ses alliés, le CPR et Ettakatol étant sur la même ligne que nous-, nous avons opté pour un régime mixte”. Même inquiétude chez le constitutionnaliste Jawhar Ben Mbarek, fondateur du réseau Doustourna, qui, bien avant les élections du 23 octobre 2011, avait préparé une nouvelle constitution dont personne n’a tenu compte. Il redoute “de nouveaux marchandages politiques, alors qu’il y a péril en la demeure”. Le deuxième projet de constitution, présenté le 14 décembre 2012 et actuellement en débat à l’Assemblée constituante, présente, selon lui, “de nombreuses contradictions et aberrations aux chapitres III et IV sur les pouvoirs exécutif et législatif, qui pourraient conduire aux blocages des institutions.”
Mixité à la tunisienne
Le projet propose “un régime mixte à la tunisienne”, selon Habib Khedher, le rapporteur général de la Constitution. Un régime parlementaire dans la mesure où l’essentiel des pouvoirs reviennent à l’Assemblée et au Chef du gouvernement, avec une pointe de régime présidentiel où le chef de l’Etat, élu au suffrage universel, aurait des prérogatives dans les domaines des Affaires étrangères, de l’Intérieur et de la Défense, mais qui se chevauchent avec celles du Premier ministre (article 78). Ainsi, le Conseil des ministres pourrait être présidé soit par le Chef du gouvernement, soit par le président de la république, en fonction des compétences de chacun. Ce régime bâtard est le fruit d’un mauvais compromis entre les islamistes et les démocrates. “La bataille sera longue”, affirme Samir Taïeb, et repousse au mieux les échéances électorales à l’automne 2013. Le député Sélim Ben Abdessalem, dissident d’Ettakatol et désormais membre du groupe démocrate, estime à trois mois le temps nécessaire pour aboutir à un texte valable. Par ailleurs, il soutient qu’ “après l’adoption de la Constitution, il faudra plusieurs mois pour adopter les lois nécessaires à la tenue des élections, car je ne vois pas comment préparer les élections sans Cour constitutionnelle, sans autorité judiciaire indépendante et, bien sûr, sans loi électorale.” Mokhtar Trifi, président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), souligne pour sa part que la loi électorale sera aussi “l’objet d’âpres marchandages entre les islamistes, qui veulent un scrutin majoritaire à un tour, et l’opposition, qui tient à préserver un mode de scrutin à la proportionnelle intégrale pour limiter la suprématie du parti dominant.”
Etat civil vs. Etat islamiste
Le bras de fer ne se limite pas à l’organisation des pouvoirs. Il se joue aussi sur la nature de l’Etat. Lors du débat sur les instances constitutionnelles de la future 2ème république, plusieurs députés islamistes ont appelé à nouveau à la création d’un Conseil supérieur islamique, qui aurait notamment autorité pour émettre des fatwas. Ainsi, le député Kamel Ammar a regretté l’absence de toute référence à l’islam dans le chapitre sur les instances constitutionnelles et trouve que le projet “tient d’une constitution européenne, inadéquate en Tunisie, pays musulman”. Pour Dalila Bouain, le Conseil supérieur islamique serait un garde-fou contre toute tentative de réprimer les pratiquants : “L’ancien régime a privé le Tunisien de son identité. Ce Conseil serait chargé d’émettre des fatwas, afin de faire face aux extrémismes, quels qu’ils soient”. Même Habib Khedher, le rapporteur général de la Constitution, qui est rompu au dialogue et au consensus, y est allé de son couplet pour défendre la constitutionnalisation d’un Conseil supérieur islamique. Et Nadia Chaâbane, députée du groupe démocrate, insiste : “Les défenseurs du Conseil supérieur islamique risquent de remettre en cause le consensus national autour de l’article 1 et du caractère civil de l’Etat en vidant le ministère des Affaires religieuses de ses prérogatives pour les confier à une instance indépendante, qui échapperait à l’exécutif et au législatif, et instaurer par la même occasion, un ‘clergé’ qui n’existe pas dans le sunnisme et qui pourrait instrumentaliser les questions religieuses.” Quant à Ghazi Ghraïri, secrétaire général de l’académie de droit constitutionnel, il déplore que le caractère civil de l’Etat ne figure que dans le préambule, “non pas comme une consécration, mais comme un objectif. On ne peut pas affirmer être pour une république civile et se contenter de dire que ce n’est qu’un objectif.” Il poursuit : “L’article 148 sur la révision de la Constitution souligne que tout amendement ne peut porter atteinte à l’islam en tant que religion d’Etat, ce qui en soit contredit la nature civile de cet Etat”. Le préambule, qui fait également référence aux “constantes de l’islam et à ses finalités”, par opposition au concept d’Etat civil (Dawla Madaniya) qui repose sur le droit, contredit l’article 1er de la Constitution de 1959, repris dans l’actuel projet. Le flou de la formule trouvée par Bourguiba, “la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe, et son régime la république”, lui a permis “d’édifier l’Etat sur des bases presque entièrement séculières, mais sans dissocier complètement le politique du religieux”, comme l’écrit Samy Ghorbal dans Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète (Editions Cérès). Ghazi Ghraïri souligne aussi que les islamistes n’abordent le concept de Dawla Madaniya que par rapport au religieux. Mais ils omettent que la république civile est aussi une garantie contre la dérive vers un Etat militaire ou tribal.
Des droits et des hommes
L’absence de référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux conventions internationales ratifiées par l’Etat tunisien inquiète particulièrement Yadh Ben Achour, une référence en droit constitutionnel : “C’est un pas que le parti au pouvoir d’obédience religieuse ne veut pas franchir, notamment en ce qui concerne la liberté de conscience.” Par ailleurs, l’article 15, qui stipule que le respect des traités internationaux “est obligatoire tant qu’ils ne sont pas contraires aux dispositions de la présente Constitution”, a soulevé un tollé auprès des experts constitutionnels. Le député Sélim Ben Abdessalem (groupe démocrate), lui, considère que le maintien de cet article “pourrait entamer le crédit de la Tunisie auprès des organisations internationales et même des investisseurs”. Enfin, au chapitre II sur les droits et libertés, l’article 16 reconnaît que “le droit à la vie est le premier des droits. Il ne peut lui être porté atteinte que dans des cas fixés par la loi.” Aussitôt, Najiba Berioul (Ennahda) a proposé d’y ajouter “le droit du fœtus à la vie” et la criminalisation de l’avortement. Un droit pourtant acquis par les Tunisiennes depuis 1973.
Méthode. Le piège de la Constituante De plus en plus de voix s’élèvent pour regretter le passage par la case Constituante après la révolution du 14 janvier. Même si l’Assemblée a pris la peine d’organiser, du 23 décembre au 13 janvier, des consultations nationales sur le projet de constitution. Dans toutes les régions de Tunisie, et même en Europe, le citoyen moyen estime que l’adoption de la Constitution est retardée par l’inexpérience, voire l’incompétence de nombre d’élus. Abdelaziz Belkhodja, éditeur et militant de la société civile, a même appelé, dans une tribune, à la dissolution de la Constituante : “Il appartient à toute la société civile d’appeler une nouvelle fois les politiciens à la raison (…) en imposant une procédure, la plus simple qui soit : retourner à la Constitution de 1959 et laisser faire les professionnels du droit constitutionnel qui lui apporteront un lifting révolutionnaire en matière de libertés et de droits.” Son point de vue fait écho à celui d’un grand nombre de Tunisiens. |
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