Interview. “Une dictature d’Ennahda est inenvisageable”

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Deux ans après le début du Printemps arabe, la Tunisie et l’Egypte sont toujours traversées par de profondes luttes internes. Alain Gresh, directeur adjoint du mensuel Le Monde Diplomatique et spécialiste du monde arabe, nous livre son analyse de la situation dans ces pays.

 

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Au vu des évènements récents en Egypte et en Tunisie, les gouvernements islamistes ne risquent-ils pas de perdre la confiance du peuple ?

C’est certain, mais il faut bien garder à l’esprit que les Frères musulmans en Egypte ou Ennahda en Tunisie sont des partis politiques qui n’ont aucune expérience de l’exercice du pouvoir. Pour l’instant ils sont encore incompétents, avec, on l’a vu, des tendances autoritaires. Pour autant, et pour la consolidation d’une démocratie stable, ces deux forces doivent être intégrées dans le jeu politique des deux pays, puisqu’elles représentent une large frange du peuple. Elles sont une partie du problème et de la solution. Et c’est là tout l’enjeu.

 

Leur mise à l’écart du gouvernement sous l’ère Ben Ali et Moubarak n’est-elle pas l’une de leurs principales faiblesses ?

Au cours des dernières décennies, on leur a interdit d’approcher le pouvoir. En Tunisie, bon nombre d’opposants islamistes ont été jetés en prison ou se sont expatriés à l’étranger. En Egypte, nombreux sont ceux à avoir été emprisonnés. Malgré tout, ils ont réussi à rester présents sur le terrain. Les Frères ont passé leur temps à clamer que l’islam était la solution à tous les problèmes. Aujourd’hui, ils se retrouvent face à leurs propres contradictions. Critiquer, c’était facile, gouverner l’est beaucoup moins. Ils sont amenés à diriger un pays mais ne savent pas encore le faire. C’est une phase de transition importante dans laquelle les partis islamistes vont devoir faire l’apprentissage de la démocratie. 

 

En sont-ils vraiment capables ?

Les tensions sont très fortes en ce moment, puisque ce sont deux pays qui émergent seulement de régimes autoritaires. Pour l’instant, aucune force politique n’est porteuse de projet. C’est d’autant plus difficile que les structures des anciens régimes subsistent encore. Je ne pense pas que les gouvernements des Frères ou  de Ennahda puissent devenir des dictatures, car ils ne contrôlent ni l’appareil d’état, ni la police.

 

Selon vous, les islamistes sont-ils des conservateurs archaïques, comme on les décrit ? Sont-ils aussi des gens favorables au capitalisme et au libéralisme ?

Il y a diverses formes d’islamisme et de nombreuses forces islamistes. Récemment en Egypte, un accord a été signé entre le Front de salut national (coalition de partis opposés au gouvernement de Mohamed Morsi, ndlr) et les salafistes, sur un programme de transition que les Frères musulmans ont refusé. Chez ces derniers, il y a des divergences internes très fortes, alors que ce sont traditionnellement des organisations très hiérarchisées et structurées. On observe la même chose en Tunisie. Enfin, la tendance fondamentale de ces deux forces est conservatrice et néolibérale, mais la mise en œuvre d’une économie basée sur le capitalisme pourrait rencontrer une résistance de la part du peuple.

 

Les clivages entre les sociétés et les pouvoirs islamistes sont-ils politiques ou religieux ?

Une partie des salafistes égyptiens ou tunisiens tentent de créer un débat religieux. C’est un risque. Pourtant, sur le devant de la scène, les revendications sont bel et bien politiques. Les peuples aspirent principalement à deux grands changements, qui ne sont autres que la réforme de l’appareil policier et la réforme de la justice. D’ailleurs, les Egyptiens considèrent les Frères comme un parti et non comme une organisation religieuse. Les dirigeants de ce parti sont des ingénieurs qui ont des compétences très sommaires quant à l’islam.

 

On a l’impression que ces gouvernements sont statiques. C’est le cas ?

C’est l’un des problèmes de la révolution. Auparavant, il y a eu des formes d’opposition très marquées, telles que le nationalisme ou le baâthisme. Actuellement, les Frères musulmans et Ennahda n’ont aucun réel programme politique, ni vision. Sur le plan économique, les Frères ne se différencient pas de Moubarak, et l’opposition non plus. 

 

Les revendications populaires vont-elles vraiment avoir un débouché politique ?

Pour cela, il faut nécessairement une stabilité politique. Un cadre légal accepté par toutes les forces, afin que le débat et la situation puissent évoluer.

 

Des révolutions plus violentes risquent-elles de voir le jour ?

Vous savez, il y a une réelle possibilité que l’Egypte ou la Tunisie basculent dans la violence. Est-ce que cela est souhaitable pour faire avancer les choses ? Je ne sais pas. Parfois la violence n’a pas de but précis, ni de stratégie politique. En Syrie, la violence a débouché sur l’éclatement total du pays. En Egypte et en Tunisie, au début des événements, les manifestations étaient relativement pacifiques, mais du coup l’appareil de l’Etat a survécu.

 

La Tunisie et l’Egypte peuvent-elles devenir des états démocratiques tout en étant sur la même longueur d’onde que l’Occident ?

La démocratie dans le monde arabe ne permettra pas de meilleures relations avec l’Occident. Il y a de réelles divergences tant sur le plan économique que sur la Palestine. Il faut l’accepter, la démocratie reste la garantie d’un monde global stable. Pour cela, le débat entre l’Orient et l’Occident devra se faire sur des bases égalitaires.

 

La laïcité est-elle une valeur inhérente au modèle occidental ou une valeur universelle qui peut s’intégrer dans un nouveau modèle arabe ?

La laïcité n’a pas le même sens partout. Aux Etats-Unis, le président dit “God bless America” à chaque fin de discours tandis que la reine d’Angleterre est la chef de l’Eglise anglicane. Il n’y a qu’en France où l’on croit qu’il y a un modèle laïc universel. Dans la plupart des pays arabes, les pouvoirs, notamment l’armée et la police, sont séparés du domaine religieux. Les Occidentaux ont crié à l’intégrisme dès que la Tunisie et L’Egypte ont évoqué la charia. Pourtant, la charia est un corps très large, qui peut être interprété de mille et une façons. Son danger se situe au niveau des droits individuels. Le peuple devra lutter contre les réactionnaires, notamment les salafistes. Depuis trente ans, on assiste à l’islamisation des sociétés mais aussi à des évolutions. Lorsque les femmes égyptiennes ont demandé le droit de vote dans les années 1950, la charia l’interdisait, elles l’ont obtenu quand même. Les islamistes sont divisés, ils n’ont pas tous le même point de vue et les laïcs sont loin d’être tous de vrais démocrates. 

 

Et la démocratie ?

Au niveau de la démocratie, les modèles restent imparfaits dans le monde entier. C’est une construction permanente. Mais les principes doivent être les mêmes : suffrage universel et justice indépendante.

 

Zoom. L’exception marocaine

Le Printemps marocain a-t-il vraiment existé ? Oui, nous répond Alain Gresh, pour qui “le pouvoir marocain est celui qui a géré le plus intelligemment les révoltes populaires”. En acceptant de changer la Constitution du pays en 2011, Mohammed VI aurait quelque peu répondu aux demandes des citoyens. Malgré tout, selon le spécialiste, “ce qui, il y a dix ans, aurait pu être considéré comme une réforme extraordinaire au Maroc, ne répond pas aujourd’hui aux aspirations de son peuple”. Pour Alain Gresh, en acceptant de faire preuve de bonne volonté et en “s’appuyant sur le PJD pour accompagner le changement,  le pouvoir marocain est nettement plus habile que le tunisien”. Les bouleversements que continuent à vivre les pays voisins pourraient dissuader ceux qui, au Maroc, seraient tentés par de nouvelles marches contestataires, puisqu’en Tunisie et en Egypte, “les révoltes n’ont pas vraiment débouché sur une situation stable et une nouvelle politique”.

 

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