Tunisie. Révolution, saison II

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Deux ans après le Printemps arabe, la déception des Tunisiens est grande et la situation économique et sociale désastreuse. Et si les émeutes de Siliana, petite ville minière du centre, s’étendent, le scénario de 2010 risque fort de se répéter. Reportage.

 

Deux ans après l’immolation de Bouazizi et le déclenchement du Printemps arabe, de Thala à Sidi Bouzid, en passant par Kasserine, Regueb et Menzel Bouzaïane, la déception est grande. Les habitants de ces villes du centre-ouest de la Tunisie se considèrent comme les damnés de la république. Tout comme les habitants de Siliana (centre), qui viennent de se révolter pendant cinq jours, du 27 novembre au 1er décembre, et sur lesquels la police a tiré à la grenaille. Bilan : 350 blessés, dont 19 éborgnés selon la direction de l’hôpital.

Délaissées depuis l’indépendance, ces villes ont pourtant fourni des contingents de fellaghas qui, grâce à leurs actions contre les colons français, ont accéléré le passage de l’autonomie interne en 1954 à l’indépendance en 1956. Mais les leaders de ces combattants berbères étaient favorables à Salah Ben Youssef, l’autre grand nationaliste qui faisait de l’ombre à Habib Bourguiba et qui a été exécuté par contrat en 1961 dans une chambre d’hôtel de Francfort. Depuis, ces populations payent le prix de leur résistance farouche. Elles sont les oubliées de la Tunisie, en dépit de leur riche histoire agricole et de leurs carrières de marbre exporté dans le monde entier.

 

Bassin “miné”

“La situation sociale s’est dégradée, affirme Najmeddine Gasmi, gérant d’un café Internet de Thala, les gens qui travaillent dans les carrières gagnent 12 dinars par jour (65,3 DH). Le gouvernement n’est pas à la hauteur et les gens sont à bout.” Fathi Gharsallah, producteur de carbonate de calcium à Kasserine, va plus loin : “Ennahda, c’est Ben Ali avec une barbe. La corruption coûte plus cher. Avant, les fonctionnaires possédaient déjà une maison et une voiture, ceux d’aujourd’hui n’ont rien, alors ils doivent faire vite et sont plus gourmands”. De fait, Ennahda a placé ses hommes au sommet de l’administration et au premier rang les gouverneurs, représentants du pouvoir central. C’est notamment au gouverneur de faire la promotion de sa région pour y attirer des investisseurs étrangers et favoriser les investissements locaux. Or les statistiques du bulletin de conjoncture du ministère de l’Industrie mettent au jour leur immobilisme, voire leur incompétence. Ainsi, durant les dix premiers mois de 2012, l’emploi dans les régions de l’ouest a enregistré un recul de 55%, avec 6335 emplois créés contre 14 110 au cours de la même période en 2011. En revanche, dans les régions côtières ou proches de la côte, les emplois ont augmenté de 9%. Preuve s’il en est que les nouveaux dirigeants reproduisent le même modèle de développement que les précédents et que ces régions continuent d’être marginalisées.

Pour Mahmoud Ben Romdhane, responsable économique et social du parti Nidaâ Tounès, “la Tunisie est en train de vivre sa pire crise économique depuis 1986, qui fut la première et la seule année de croissance négative depuis l’indépendance. L’héritage qui sera laissé au futur gouvernement est très lourd.” Et il enfonce le clou : “Contrairement aux affirmations officielles, il n’y a aucun signe de reprise. Depuis le 4ème trimestre 2011, la croissance est en berne”. D’octobre 2011 à juin 2012, Mahmoud Ben Romdhane a calculé une croissance de 0,4%, alors que la Tunisie aurait besoin d’une croissance de 6% pour stabiliser le chômage qui touche près de 800 000 personnes. Et même si la croissance finira par s’établir à 2,7% pour 2012, selon Hakim Ben Hammouda, économiste et conseiller spécial du PDG de la Banque Africaine de Développement, la dépendance des exportations tunisiennes vis-à-vis du marché européen en récession n’augure pas d’une embellie en 2013.

 

Retour vers le futur

En deux ans, la Tunisie est retombée dans le cercle infernal qui avait prévalu avant la mise en application du plan d’ajustement structurel en 1986 : croissance faible, inflation forte (5,8%), créances douteuses supportées par le système bancaire trop lourdes (22%), conduisant la banque centrale à augmenter son taux directeur et à limiter les crédits à la consommation, hausse des dépenses publiques (24,6% en 2012) qui pourrait déboucher sur une crise budgétaire aggravée par la dégradation de la note souveraine, rendant très difficile l’accès au marché financier international, et enfin des réserves en devises qui fondent comme neige au soleil, avec seulement 90 jours d’importations.

A ce tableau noir, Hakim Ben Hammouda ajoute : “La période de transition a été marquée par un plus grand recul du secteur privé. La montée du militantisme syndical et politique et des revendications sociales ne l’ont pas encouragé à sortir de sa léthargie.” Pire, face à l’instabilité politique et à la dégradation de la situation sécuritaire, qui a culminé le 14 septembre avec l’attaque de l’ambassade et de l’école américaines, 230 entreprises étrangères ont quitté la Tunisie et bon nombre d’entre elles se sont déplacées au Maroc.

Abdejellil Bedoui, économiste proche de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et membre du parti Al Massar (centre-gauche), dénonce pour sa part “la culture du butin (ghazwou) d’Ennahda. Avec un gouvernement pléthorique de plus de 80 ministres dont chacun dispose de quatre voitures et d’un salaire mensuel de 5000 dinars (27 222 DH), le parti de Rached Ghannouchi est en train de reproduire les mêmes pratiques que l’ancien pouvoir. Il accorde avantages et privilèges économiques en contrepartie ’allégeance.”L’allégeance de Houssine Dimassi fut éphémère. Nommé ministre des Finances en décembre 2011, cet économiste proche de l’UGTT a démissionné le 27 juillet 2012 en raison de divergences avec le gouvernement en matière de politique économique, monétaire et sociale. Il n’a toujours pas été remplacé.

 

SOS économie en détresse

Dans l’immédiat, Ennahda mise sur une hausse des recettes de l’Etat grâce à de nouvelles privatisations, avec par exemple une plus grande ouverture du capital de Tunisie Telecom, la vente des entreprises contrôlées par la kleptocratie de l’ancien régime, la location ou la privatisation de terres domaniales, toutes mesures contre lesquelles s’insurge Hamma Hammami, le leader du Front Populaire (gauche) : “Ce gouvernement est transitoire et il n’a pas le droit d’hypothéquer la Tunisie. Il ferait mieux d’harmoniser le salaire minimum avec ceux des pays de la région. En Tunisie, il est de 320 dinars, alors qu’au Maroc il est de 428 dinars et en Turquie de 700 dinars. Il devrait aussi prendre des mesures urgentes pour les 350 000 paysans qui exploitent des terres de 1 à 20 hectares.” La révolte de Siliana de novembre dernier fait écho à celles de Sidi Bouzid, Kasserine, Menzel Bouzaïane, Thala et Regueb de décembre 2010. Est-elle annonciatrice d’une deuxième révolution contre un gouvernement Ennahda qui fait traîner l’adoption de la nouvelle constitution et semble ne plus vouloir lâcher le pouvoir ? A suivre.

 

Business. L’état d’urgence est déclaré

A l’ouverture des journées de l’entreprise le 7 décembre, Wided Bouchamaoui, qui assure la transition à la présidence de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (le patronat tunisien) depuis mai, a appelé à déclarer l’état d’urgence de l’économie tunisienne et à la création d’un Haut comité national pour rassurer les opérateurs économiques tunisiens et étrangers. “Il faut cesser de diaboliser l’homme d’affaires tunisien, affirme-t-elle, que la justice transitionnelle se mette en place, que l’on juge ceux qui se seraient compromis avec l’ancien régime et que l’on se remette au travail sur des bases saines car l’entreprise doit être la colonne vertébrale de la révolution tunisienne.” Face à la récession de l’Europe, qui absorbe 80 % des exportations tunisiennes, Wided Bouchamaoui plaide pour l’ouverture à l’Afrique subsaharienne qui “présente des opportunités énormes” et déplore le retard dans la mise en place de l’UMA. “Notre grand problème c’est le manque de communication, affirme-t-elle, chacun travaille dans son coin : les entreprises, les banques et le gouvernement.”

 

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